SALEM ABDELKADER

SALEM ABDELKADER

Jacques Vergès, Lettre ouverte à des amis algériens devenus tortionnaires, Paris 1993

Je m’appelle Abdelkader Salem, je suis né le 22 février 1956 à Alger (9e arrondissement). J’ai été arrêté dans la nuit du jeudi au vendredi 28 février 1992. Des militaires accompagnés de civils dont la majorité portaient des cagoules ont investi notre maison (94, parc Ben-Omar, Kouba, Alger) avec une barbarie inouïe. Nous avons été réveillés par un énorme fracas. Ils venaient de casser la porte d’entrée. J’ai cru, tout d’abord, que j’étais en train de faire un cauchemar. Mais lorsqu’ils m’ont tiré du lit par les cheveux tout en appuyant les canons de leurs armes sur ma tête et ma poitrine, j’ai vite réalisé ce qui était en train de se passer. Ma femme n’a pas été épargnée non plus. J’ai eu le temps de voir son visage déformé par la peur juste au moment où l’un des policiers la prit par les cheveux et la jeta par terre. L’expression qu’avait prise son visage restera a jamais gravée dans ma mémoire. Insultes, grossièretés et menaces de mort étaient en même temps proférées à notre encontre.

Mes enfants, âgés de deux ans et quatre ans, ont eu tellement peur qu’ils sont restés traumatisés jusqu’à aujourd’hui.

La dernière image que je garde d’eux est celle de deux enfants en pleurs, complètement affolés. Le plus âgé criait : « Yemma, yemma… », tout en tentant de rejoindre sa mère. Il voulait sans doute la protéger contre ces brutes. L’un des policiers le gifla si fort qu’il le fit tomber à la renverse. je ne peux plus continuer à décrire la suite, ça me fait trop mal.

J’ai ensuite été transporté dans une prison située à Bouzaréah, où j’ai passé la fin de la nuit avec mon frère dans la même cellule. Il n’y avait qu’un seul lit.

Le lendemain de mon arrestation, vers 6 h 30 du matin, un gardien m’a demandé mon nom et m’a ordonné de le suivre. Nous sommes entrés dans une pièce située loin des cellules. Un grand chauve, vêtu d’une veste en cuir noir, d’un pantalon en jean et portant des lunettes avec une monture genre Ray-Ban, sy trouvait déjà. Deux autres individus étaient là aussi : l’un était de taille moyenne et l’autre, un peu plus petit, mesurait 1,60 m environ. je me rappelle avoir déjà vu ce grand chauve au bureau de M. B. à Hussein-Dey en juin 1990.

Commença alors la première séance d’interrogatoire. Le grand chauve m’ordonna de m’asseoir, me cita plusieurs noms et me relata un certain nombre d’affaires. De tous les noms qu’il me citait, je n’en connaissais qu’un seul.

Mais quand je le lui ai dit, il devint comme fou, et me frappa de toutes ses forces, à coups de poing, à coups de pied et à coups de bâton. Il faut dire que ce « bâton » était très particulier ; il s’agissait en fait d’une matraque électrique dont une partie est recouverte de cuir et l’autre comporte trois pointes métalliques. J’ai été tellement battu que cette partie de la matraque s’est cassée. Je saignais beaucoup de la tête et du nez et j’avais atrocement mal partout. Après quoi, il demanda qu’on lui ramène un autre type de matériel : un sommier métallique. L’autre individu, le plus petit de taille, me passa les menottes en les plaçant très haut, à mi-hauteur du coude, accrocha une paire de pinces métalliques aux lobes de mes oreilles en me disant :

– je vais te placer des boucles d’oreilles, fils de… Il était très excité.

Puis il actionna la gégène. A plusieurs reprises, ai mordu ma langue. La douleur était foudroyante.

Je criais et me débattais comme je pouvais car mes pieds étaient restés libres. En même temps le grand chauve s’était remis à me frapper avec une autre matraque électrique au bas-ventre. J’ai fait un grand effort pour réussir à lui dire que j’étais porteur d’une prothèse cardiaque. Il me répondit tout en continuant à me frapper avec plus d’acharnement :

– Je vais te la recharger ta pile

Etant sous traitement anticoagulant, je perdais beaucoup de sang. Et comme je me débattais encore, il ordonna qu’on me passe les menottes aux pieds et actionna lui-même ensuite la gégène.

L’intensité électrique devenait insupportable, et j’ai failli perdre connaissance à plusieurs reprises. J’ai été ainsi torturé jusqu’aux environs de 11 h 30. je le sais parce que quelqu’un a demandé l’heure à 11 h 45 précises.

Une dizaine de minutes plus tard, trois autres tortionnaires sont venus pour continuer le sale boulot. J’avais très froid et tremblais de tout mon corps. Mes yeux me faisaient très mal et j’avais l’impression qu’ils allaient éclater. Le grand brun s’est mis à me poser les mêmes questions que ses prédécesseurs. Le type à lunettes et le grand blond s’occupaient du reste. Ils se sont ensuite relayés sans interruption.

J’ai enduré la gégène et les coups jusqu’aux environs de 16 heures, le samedi 29 février. Au loin, l’appel à la prière m’a rappelé pendant un laps de temps qu’au-dehors, la vie continuait et que beaucoup de gens ne se doutaient peut-être même pas de l’existence du lieu maudit où je me trouvais. je suis resté ainsi enchaîné au sommier métallique jusqu’à la tombée de la nuit. C’est alors que débuta la troisième séance de torture pendant laquelle j’ai dû assumer toutes les accusations, aussi fausses les unes que les autres. C’était le seul moyen d’arrêter mon supplice. Mes tortionnaires savaient que je disais n’importe quoi. Et ils savaient très bien pourquoi je le faisais. Mais la recherche de la vérité est leur dernier souci. La torture, c’est leur métier Tout indique qu’ils la pratiquent pour le plaisir!

Cette mascarade a duré jusqu’au matin du dimanche 1″ mars 1992. Après quoi, un homme vêtu d’un costume bleu et que j’avais déjà vu rentrer et sortir à plusieurs reprises pendant les séances de tortures me demanda de me lever. J’ai essayé mais je n’ai pas pu me mettre debout; quelques instants plus tard une ambulance m’emmena à l’hôpital militaire de Ain-Naâdja.

A la salle des urgences, on me plaça sous perfusion avant de me transférer au troisième étage dans une chambre au fond du couloir à gauche. Cette chambre donne sur la cité Jolie-Vue, que j’ai reconnue grâce aux minarets de la mosquée. J’ai passé deux jours à l’hôpital.

Le mardi 3 mars 1992, j’ai été reconduit à Bouzaréah où j’ai encore subi des séances de tortures jusqu’au lendemain. A la suite de quoi, j’ai été conduit une deuxième fois, le mercredi 4 mars 1992, à l’hôpital de Ain-Naâdja, où j’ai passé une échographie au quatrième étage (service de cardiologie). Le médecin de la sécurité et le cardiologue sont sortis; je n’ai pas pu entendre ce qu’ils se disaient.

C’est à partir du jeudi 5 mars que cessèrent les séances de tortures. Je parle bien entendu de la torture physique. Car malgré mon état de santé qui était très critique, les interrogatoires acharnés avec leur lot d’insultes et de menaces ont continué toute la nuit. Ils procédaient par groupes et à tour de rôle. J’ai été ensuite emmené dans une cellule où il n’y avait qu’un matelas en éponge très sale et une seule couverture. C’est dans ces conditions que J’ai passé les quelques moments de répit entre les séances de torture du 28 février au 5 mars 1992.

J’ai été transféré dans une autre cellule le vendredi 6 mars et on me donna deux couvertures. Là, j’ai failli étouffer à plusieurs reprises. Cette cellule ne possède pas de bouche d’aération.

J’ai finalement été ausculté par un médecin. je suis resté en sa compagnie près de deux heures avant que je me sente un peu mieux.

Ce n’est que le mardi 10 mars 1992 que je fus transféré à la prison militaire de Blida. Mon état de santé étant toujours critique, je fus transporté le 18 de nouveau à l’hôpital Ain-Naâdja où je suis resté sous surveillance médicale. Mon état de santé n’est pas très encourageant. Je pense à ma famille.

Je suis triste pour mon pays. Ceci est mon témoignage. Il est modeste. Mais j’espère qu’il va contribuer à faire un jour cesser la barbarie que j’ai moi-même subie dans ma chair et dans mon âme.

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