Dossier: Procès de Serkadji du 25 mars au 4 avril 2001

DOSSIER

Procès de Serkadji du 25 mars au 4 avril 2001

Par Daikha Dridi dans le Quotidien d’Oran

Voir Rapport préliminaire sur le massacre de Serkadji (1995)

L’affaire de la mutinerie rejugée aujourd’hui

Procès Serkadji, le retour

Daïkha Dridi, Quotidien d’Oran, 20 mars 2001

Le procès de la mutinerie à la prison Serkadji, du 21 et 22 février 1995 et qui s’est terminée dans un bain de sang, s’ouvre aujourd’hui pour la deuxième fois en six ans. Le premier procès qui a eu lieu début janvier 1998 et qui a duré treize longues journées s’était clos sur seize acquittements et neuf peines capitales dont huit par contumace, ainsi que par des peines allant de deux à huit années de réclusion criminelle.

Au procès de janvier 1998, au box des accusés, il y avait pas moins de trente-sept prévenus, se scindant en deux grands groupes. Le premier groupe d’accusés étaient des prisonniers qui, au moment de la mutinerie, se trouvaient en détention provisoire. Ces prisonniers ont tous été reconnus innocents par la justice dans les affaires qui les avaient parachutés en prison. Mais ils n’ont pas été libérés, ayant été entre-temps accusés d’avoir participé à la mutinerie de Serkadji, ils ont donc été maintenus incarcérés jusqu’au procès de la mutinerie, au terme duquel ils ont été soit acquittés, soit condamnés à des peines largement couvertes par leur détention provisoire.

Le deuxième groupe d’accusés dans cette affaire est composé, lui, de prisonniers qui ont été condamnés, avant la mutinerie, dans des affaires de terrorisme à de très lourdes peines dont la perpétuité. Ceux-là ont d’ailleurs assisté au procès de janvier 1998 comme à un intermède dans une incarcération à vie, ils sont venus en majorité « témoigner » ont-ils dit à la barre, de la férocité avec laquelle a été réprimée la mutinerie et des conditions de détention inhumaines. C’est donc ce groupe de prisonniers qui constituera l’essentiel des dix-sept prévenus qui seront présentés aujourd’hui à la barre, puisque la cour suprême a décidé de renvoyer le procès à la cour criminelle d’Alger pour qu’il soir rejugé trois ans après que la défense ait introduit un pourvoi en cassation.

Il faut dire que les récriminations lors du procès de janvier 1998 n’ont pas manqué de la part du collectif des avocats de la défense qui se sont d’abord vus refuser l’audition de témoins présentés comme capitaux pour avoir assisté de près aux événements de la nuit du 21 au 22 février 1995 : Lembarek Boumaarafi, reconnu coupable de l’assassinat du président Boudiaf, Abdelhak Layada, chef terroriste du GIA et Abdelkader Hachani, leader du Fis en détention provisoire à Serkadji au moment de la mutinerie. Ce dernier qui a assisté au procès, sur les bancs réservés au public, sans pouvoir y participer, a emporté son récit avec lui, puisqu’il a été assassiné en novembre 1999, sans jamais que la justice algérienne n’accepte de recueillir son témoignage pourtant important.

Abdelkader Hachani, faut-il le rappeler, a joué un rôle crucial pendant ces sombres heures de mutinerie et de répression, puisqu’il a été le médiateur reconnu comme tel par les mutins et le reste des prisonniers pour négocier avec les forces de sécurité. « Tout ce dont je suis sûr aujourd’hui, c’est de Hachani qui a tout fait pour préserver les vies humaines. Je tiens aujourd’hui à le dire devant tous, Hachani a usé de tout ce qu’il pouvait auprès des mutins pour qu’ils n’égorgent pas les gardiens… « , avait d’ailleurs solennellement évoqué l’un des témoins au premier procès (In le Quotidien d’Oran du 5 janvier 1998). Pourquoi Hachani n’a pas réussi dans sa médiation, puisque cette mutinerie s’est terminée dans un bain de sang qui a, officiellement, coûté la vie à 96 prisonniers et quatre gardiens ? C’est bien la question à laquelle n’a pas répondu le premier procès, pourtant largement débordé alors par des témoignages incessants sur les circonstances épouvantables de la répression qui a suivi la mutinerie. Aujourd’hui, le procès s’ouvre une deuxième fois avec des témoins en moins, et de nouveaux demandés à comparaître par l’avocat de la défense du principal accusé (condamné la première fois à la peine capitale), le gardien Hamid Mebarki. Ces témoins ont tous occupé des postes clés dans le sommet de la hiérarchie judiciaire et policière en février 1995 : Meziane Cherif (ex-ministre de l’intérieur), Teguia Mohamed (ex-ministre de la justice), Sayeh Abdelmalek (ex-procureur général). Est également demandé à comparaître par la défense, un certain Hadji Ali, magistrat instructeur de l’affaire, publiquement accusé en 1998 par les prévenus d’avoir mené l’instruction déguisé, dissimulé derrière une cagoule et menaçant avec une arme les accusés qui se refusaient à signer les dépositions. Enfin, l’avocat du principal accusé espère que la cour accepte également de convoquer Liamine Zeroual, président de la république au moment de cet événement qui a constitué en quelque sorte l’inauguration dans notre pays des massacres à grande échelle.

 

Affaire Serkadji

Le procès reporté au samedi 24 mars

Daïkha Dridi, Quotidien d’Oran, 21 mars 2001

C’est un procès tout à fait particulier qui s’est ouvert hier matin au tribunal d’Alger, celui des présumés auteurs de la mutinerie de la prison Serkadji, du 21 au 22 février 1995. Particulier d’abord parce qu’il a failli commencé sans qu’aucun témoin, à charge ou à décharge, ne soit présent. Il faut d’ailleurs préciser qu’il y a deux types de témoins, sur deux listes différentes. La première concerne les témoins déjà présentés à la barre du procès de janvier 1998, en majorité fonctionnaires du ministère de la Justice, à l’instar de l’ex-directeur du pénitencier et son adjoint. La deuxième liste, additionnelle précise la défense, concerne les personnalités demandées par Me Khellili, avocat de l’accusé principal, à savoir Liamine Zeroual, les ex-ministres de l’Intérieur et de la Justice, l’ex-procureur général du tribunal d’Alger, le juge, Hadji Ali, qui a instruit l’affaire, ainsi que les désormais célèbres détenus Abdelhak Layada et Lembarek Boumarafi. Ceux-là, la cour a refusé de les appeler à comparaître, « parce qu’ils n’ont aucune relation directe avec les événements ». Argument quelque peu ténu, au vu des responsabilités occupées par une bonne partie d’entre eux au moment d’un événement aussi spectaculairement sanglant.
Concernant le reste des témoins, le procureur de la République assure qu’ils sont à « sa disposition », aisément convocables quand besoin s’en ressentira au cours du procès. La défense s’irrite et demande au nom de quelle équité des témoins cruciaux ne se présentent pas devant la cour mais se tiennent à la disposition de l’accusation. La présidente de la cour tente de contourner la fermeté des avocats en demandant directement aux accusés s’ils acceptent que l’audience se tienne sans la présence de ces témoins. Et si beaucoup d’entre les accusés acceptent, certains refusent en disant: « lorsque le premier procès s’est tenu, ces mêmes témoins à cause de la déposition de qui nous sommes aujourd’hui accusés de mutinerie, ont bien reconnu à la barre que nous n’avons été désignés comme mutins qu’arbitrairement. » En vérité, l’enjeu de ce procès n’est pas le même pour les seize accusés. Pour une majorité d’entre eux, un acquittement ou une condamnation ne changera rien à leur incarcération, puisqu’ils ont déjà été condamnés, dans des affaires antérieures, à la peine capitale ou à de très longues peines. Pour d’autres, moins nombreux certes, un acquittement aujourd’hui signifie la liberté, leurs peines antérieures ayant été purgées. La cour décide donc de reporter l’audience à samedi prochain, exigeant du parquet la présence des témoins.
Par ailleurs, entre le procès de janvier 1998 et celui d’aujourd’hui, certains changements sont à noter. D’abord, à la place du président de la cour du premier procès, qui s’était montré pour le moins expéditif et autoritaire, est assise une dame à la voix douce et qui se montre plutôt conciliante. D’ailleurs elle parle beaucoup en français, et demande aux accusés, quelque peu bruyants d’arrêter « de tenir salon »! Les détenus eux-mêmes ne portent plus, comme en janvier 1998, les sinistres tenues couleur moutarde réservées à l’aile des condamnés à mort de Serkadji, qui faisaient d’eux des coupables subliminaux. Ils sont tous endimanchés, bien rasés, leurs traits ne sont plus creusés, ils ont même l’air d’avoir pris un certain embonpoint, même si les cernes tellement profonds qu’on dirait tatoués rappellent qu’ils ne viennent pas d’une excursion mais débarquent d’une longue détention. Enfin, la salle pullule de vieux visages usés, arrivés des quartiers pauvres d’Alger et d’ailleurs : les familles de la centaine de prisonniers morts. Les grands absents de janvier 1998, ils ont tous reçu des convocations pour assister à ce procès-ci. Leur présence aujourd’hui rappelle les conditions terrifiantes dans lesquelles ces familles ont appris la mort de leurs enfants : l’avis de décès envoyé par l’administration pénitentiaire portait « le numéro de la tombe » du fils déjà enterré, sans avoir été préalablement identifié par ses proches. Mais ces familles ne peuvent aujourd’hui qu’assister en spectateurs, le volet « partie civile » du dossier étant définitivement clos pour de complexes raisons juridiques. Détail de taille, combien révélateur de la superfluité des changements du procès Serkdaji de mars 2001.

 

Audition de l’accusé principal de l’affaire Serkadji

« la police savait qu’un plan d’evasion se preparait »

25 mars 2001

A cause d’un temoin, le seul absent parmi les temoins appeles hier. ce temoin, un gardien nomme selsaf ramdane, est considere par mes mecheri et khellili (avocats des accuses principaux) comme capital, ils exigent donc que le ministere public use de son droit de le faire venir par la force de la loi.

Ce gardien, qui a comparu a la barre lors du premier proces en 1998, avait ete accuse par un nombre important de detenus d’avoir cause la mort d’un des prisonniers, dans les jours qui ont suivi la mutinerie durant lesquels les accuses avaient raconte qu’ils avaient fait l’objet de punitions corporelles d’une brutalite inegalable. mme la juge promet que ce temoin sera ramene, mais ne veut pas pour autant interrompre l’audience.

En colere, me khellili annonce qu’il se retire « car ce proces est oriente, tout est fait pour ne pas permettre de connaitre les responsables du massacre de serkadji ». la juge ne le retient pas, mais demande aux cinq accuses defendus par me khellili s’ils acceptent d’etre defendus par un nouvel avocat, commis d’office. deux acceptent, trois refusent et la magistrate est visiblement tendue.

Pour cette dame, qui se retire au batonnat pour convaincre des avocats de succeder a me khellili, il semble primordial que l’audience ne soit pas renvoyee. mais beaucoup d’entre les avocats sollicites refusent, « une affaire aussi sensible » n’est pas du gout des robes noires, d’autant plus que la juge negocie dans les couloirs du batonnat que ne soit pas accorde un delai, qui renverrait de nouveau l’audience, pourtant logiquement necessaire au nouveau defenseur pour s’informer du dossier et preparer sa strategie de defense.

Qu’a cela ne tienne, une heure aura suffi pour trouver l’oiseau rare. et la lecture de l’acte d’accusation, inaugurant definitivement l’audience, soulage defenseurs, accuses, assistance, procureur et magistrats. tout le monde a l’air de converger autour du meme interet: en finir avec ce proces. et tout au long de ce premier jour, la presidente se montre pointilleuse.

C’est pourtant la un veritable paradoxe, car les manquements, de plus en plus importants, au fur et a mesure que l’on s’avance dans ce proces, sont legion. d’abord les noms de detenus, tels boumarafi et layada, sont revenus a plusieurs reprises lors de la lecture de l’acte d’accusation, alors que la juge avait affirme qu’ils ne seront pas appeles a temoigner parce que n’ayant « pas de relation directe avec les evenements qui nous concernent ». ensuite, les revelations du premier prevenu auditionne hier, hamid mebarki, gardien qui a introduit une cle et des armes en prison, sur les tortures qu’il a subies au « centre de torture de chateauneuf », dit-il, ne semblent pas interloquer outre mesure la magistrate, encore moins l’attitude du juge d’instruction qui a interroge ce gardien dans l’hopital meme ou il etait en soins apres avoir ete blesse par balles.

Hamid Mebarki, ne en 69, est presque aussi fluet que sa voix, que tout le monde a du mal a entendre. il dit avoir fini par ceder aux menaces venant de l’interieur de la prison, celles des detenus, et de l’exterieur aussi, de la part de leurs complices: le frere du detenu bouakaz, ainsi qu’un denomme omar abdelhafid.

Il fait donc faire une copie, a partir d’un moule sur de la pate a modeler, de la cle qui ouvre l’une des serrures de la cellule, situee dans l’aile des condamnes a perpetuite, des quatre prisonniers qui ont echafaude le plan d’evasion. il affirme egalement que les armes, quatre beretta et deux grenades, lui ont ete remises par le frere de bouakaz « dans une boite de kalbellouz ». que l’evasion ne devait pas avoir lieu le jour de sa permanence et qu’il en a ete le premier surpris. il nie avoir participe a casser les portes des cellules detruites par les mutins, celles notamment de hachani, boumarafi, layada, cherrati. hamid mebarki revele enfin qu’au centre de police de chateauneuf, il a ete confronte au denomme omar abdelhafid, compere du frere du detenu bouakaz.

Ce omar abdelhafid lui apprend qu’il a ete arrete par la police bien avant la tentative d’evasion et que, sous la torture, il avait deja tout avoue. les services de securite etaient donc, selon le temoignage de mebarki, avises des details du plan d’evasion, deux mois avant qu’elle ait eu lieu.

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Deuxième et troisième jours du procès Serkadji

De la mutinerie à la boucherie

27 mars 2001

Douze sur les seize accusés, dans l’affaire Serkadji, ont été entendus dimanche et lundi. Deux journées insoutenables pour retracer les étapes d’une mutinerie qui déboucha sur une boucherie. En majorité, les accusés entendus ont déjà été condamnés, par les cours spéciales, à la peine capitale ou à perpétuité. Mais pas tous, certains, tel Lemlouma Mohamed et Mokhtari Omar, sont passés de la mort à la vie. Le premier, par exemple, condamné à perpétuité, a bénéficié, après appel, d’un… non-lieu. Le second est passé de la peine capitale à cinq années de réclusion pour la même affaire. Serkadji est donc la seule affaire qui les maintient encore en détention. Trois autres accusés sont déjà en liberté, les peines requises contre eux au premier procès de Serkadji ayant été déjà purgées. Ces trois-là sont les seuls à n’avoir pas été militants du FIS, tous les autres accusés l’ont été et le montrent à la barre. D’ailleurs l’un des condamnés à mort, Mr Chelghoum, a même refusé hier qu’il soit jugé par une femme, créant un incident jamais arrivé, disent les avocats. Cet homme est resté ferme, « c’est une question de principe et de conviction pour moi, vous dites depuis l’ouverture de ce procès que vous respectez les convictions de tout le monde », a-t-il interpellé la juge qui, elle, restait sur la défensive et tentait de se justifier presque. « Je ne suis là que pour organiser les débats, ce n’est pas moi seule qui vais vous juger, il y a avec moi trois hommes… « . Des affirmations qui ont paradoxalement agacé les avocates présentes qui ont demandé à la juge de ne pas se justifier. L’accusé a eu gain de cause: Il ne sera pas questionné, entendu et son avocat n’aura pas le droit de plaider pour lui. Ceci pour la forme. Pour le fond, les accusés ont raconté hier comment ils ont vécu ces deux terribles jours de février 95. Ils sont tous revenus sur les efforts employés par Abdelkader Hachani, ainsi, ont-ils tenu à préciser, de Cherrati, pour calmer les esprits et éviter que « coule le sang, éviter la karitha ».
Rappelons que sur les 16 accusés, seul le gardien, Mébarki, est accusé de complicité de meurtre. Tous les autres sont accusés de séquestration et de tentative d’évasion et tous nient en bloc. Leurs arguments sont en gros les mêmes, résumés dans cette phrase de Gouri Kamel (définitivement condamné à perpétuité) : « La tentative d’évasion organisée par quelques prisonniers au départ (quatre selon l’arrêt de renvoi, ndlr) a échoué dès le départ. Il n’y avait pas moyen de bouger de la prison, encerclée de toutes parts. La simplicité veut qu’un homme ne peut pas affronter les balles avec sa poitrine. »
Pour tous les accusés dont l’inculpation n’est fondée que sur les témoignages des otages survivants, « les témoins nous ont désignés arbitrairement. Sinon comment expliquer que sur la base des mêmes témoignages, des accusés ont déjà bénéficié d’un non-lieu lors du premier procès et d’autres ont écopé de dix ans de prison ? » Ces otages sont les personnes, en détention dans l’aile réservée aux policiers, douaniers, fonctionnaires de la Justice et étrangers qui ont été ramenés par les mutins à l’aile numéro 25 de la prison, celle des condamnés à perpétuité. Otages qui devaient leur servir de moyen de pression dans les négociations avec les services de sécurité. Abdelkader Hachani, avait expliqué l’accusé Bendebagh Abdelghani, (condamné définitivement à mort), avait dit aux autorités que les mutins étaient prêts à se rendre dans l’immédiat mais en présence d’avocats connus dans la défense des droits de l’homme, comme garantie contre toute répression des prisonniers. Les négociations ont échoué et la dernière fois que « Hachani s’est rendu chez les autorités, il n’est plus revenu, seul Abdelhak Layada est revenu dire, les autorités vous disent de sortir dans dix minutes, sinon il ne restera plus personne », évoque encore le détenu Bendebagh. « Ensuite, ils sont entrés, ils disaient dans un haut parleur : rendez-vous, n’ayez pas peur! Certains sont sortis mains sur la tête, ils les ont fait tourner contre le mur, les ont fouillés, sont partis fermer les grilles et leur ont tiré dessus. Les services de sécurité étaient accompagnés d’un gardien qui leur montraient qui était qui parmi les prisonniers. Cherrati a été appelé parmi les premiers, ils l’ont poussé et abattu. Ensuite ils se sont mis à nous jeter des grenades à l’intérieur des cellules. Vers la fin de l’assaut, ils nous disaient sortez! c’est fini! On leur a dit: d’abord les blessés! On a sorti les blessés dans le couloir, on ne les a plus jamais revus. » A ces récits d’horreur, le procureur demandait des précisions du genre : « Vous avez bien dit et la Cour a bien entendu que les autorités ont respecté le délai de l’ultimatum donné ? ».
Beaucoup de prisonniers ont été transférés d’autres prisons, avant la mutinerie, l’un d’eux a même vécu celle de Berrouaghia, pour lui « cela me suffisait pour ne pas bouger de mon coin, pour ne participer à rien, je savais comment ça se passerait une fois que les militaires et gendarmes donneront l’assaut ». Ce prévenu a d’ailleurs été blessé au flanc par des éclats de grenades, il affirme n’avoir été transporté à l’hôpital qu’un mois plus tard, après que le médecin du pénitencier ait menacé l’administration de se plaindre. A ce prévenu, le procureur demande : « et toi pourquoi ne t’ont-ils pas tué ? je pose cette question pour démontrer qu’il n’était pas dans l’intention des services de sécurité de tuer. »
L’assaut a, selon les dires de tous les accusés, duré depuis la fin d’après-midi et jusqu’au petit matin. Deux autres prévenus ont également affirmé qu’ils ont assisté à l’agonie d’un détenu nommé Abdelkader Samater, ramené blessé après l’assaut dans la salle où toutes « les grandes peines » étaient groupées : « Son sang coulait, on a appelé le directeur et on lui a demandé de sortir le blessé, il a dit je ne le sortirai que dans une couverture ». C’est à ce moment-là que cet étrange tribunal qui juge une affaire de meurtre, celle des quatre gardiens égorgés et pose un tas de questions sur celui d’une centaine d’autres personnes, se montre sous son vrai jour. En effet, la juge à qui un avocat demande un acte écrit des déclarations, à propos du décès d’Abdelkader Samater, refuse en expliquant qu’elle n’est là que pour trancher dans l’affaire du meurtre des quatre gardiens et qu’elle n’est pas habilitée à s’occuper du reste des morts, « Allah yerhamhoum alla kouli hal (que Dieu ait leur âme de toutes les manières) ». Ce qui est encore plus curieux dans cette affaire est que les accusés, tous, exception du gardien Mébarki, ne sont pas du tout accusés de meurtre, les assassins ayant apparemment été tués dans l’assaut. Des rescapés en réalité que ces hommes dont l’un après avoir longuement bafouillé a fini par s’écrier au procureur de la République : « ce que j’ai vu était hideux, ils ont utilisé le lance-roquettes, les balles explosives et les grenades, ce que j’ai vu m’a fait oublier tout le reste, c’est d’un psychologue que tous ceux ici présents ont besoin… « . Aujourd’hui seront entendus les quatre accusés restants, dans une salle devenue irrespirable.

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Pour la première fois dans l’affaire Serkadji

Récit de l’intérieur d’une négociation échouée

28.3.01

Toute la journée d’hier a été consacrée à l’audition d’un seul accusé, le quatorzième sur une liste de 16. Et pour cause, cet accusé, Laskri Djameleddine, faisait partie du groupe de détenus qui négociaient avec les autorités. Né en 1960, architecte, «cartésien» selon la qualification de la juge, soigné et parlant très bien le français, ce qui combla d’aise une juge très curieuse. Elle lui demanda donc de raconter et ne l’interrompra qu’assez rarement. Cet homme a été condamné à mort dans «l’affaire de l’aéroport», sa peine a été ensuite, après une grâce, «réduite» à la perpétuité. Le 21 février 95, il se trouvait dans l’aile des «perpétuités», la désormais célèbre division 25 où a eu lieu l’assaut. De ceux qui sont venus casser sa porte, dit-il, «je n’ai reconnu que le troisième, El-Oued, qui m’a immédiatement dit: on a fait une tentative d’évasion qui a échoué». «Ils sont allés casser la porte de la cellule de Cherrati, ils l’ont trouvé en train de prier et il a continué. Alors, ils sont allés sortir tous les membres importants du FIS qui ont rejoint Cherrati dans sa cellule». Laskri dit avoir vu Bouakaz («émir de l’opération», ndlr) parler avec Layada. «J’ai entendu Layada dire à Bouakaz: tu dois prendre la responsabilité tout seul. Une deuxième personne arrivait, l’air fâché, et a serré la main de Layada, pas celle de Bouakaz, pendant qu’une quatrième personne, visage dissimulé, disait haut ‘Allah Akbar’. Puis est arrivé Hachani, entouré de deux hommes», raconte dans une voix calme et lente le détenu Laskri, qui réussit à river toute l’assistance, y compris le procureur, à son récit. La notoriété de Hachani et Cherrati, présents tous deux dans l’aile 25, a attiré une énorme foule de prisonniers, explique-t-il. Une «cellule de crise» est constituée avant le levée du jour, dans laquelle se trouvaient 12 personnes, dont Layada, Hachani et Cherrati, les deux instigateurs de la tentative d’évasion El-Oued et Bouakaz, l’avocat Zouita, ainsi que Laskri.

La juge, qui pose de plus en plus de questions, tient à s’expliquer: elle dit que «l’affaire qui nous concerne est strictement celle de la tentative d’évasion, qui a eu des répercussions; ces répercussions sont une autre affaire, mais nous avons besoin de les connaître pour mieux comprendre notre propre affaire». Une fois fait le petit éclaircissement, dont on ne sait à l’endroit de qui exactement, Laskri continue et affirme que les meneurs de l’évasion n’ont pas dit au reste du «majless choura» de crise comment ils ont fait pour obtenir toutes les clés nécessaires à l’ouverture des cellules (puisque le gardien Mebarki n’en a copié qu’une seule, alors qu’il est besoin de plusieurs autres pour ouvrir). «Ils ont seulement dit que les initiateurs de l’évasion, sans précision, étaient les condamnés à mort. Qu’ils avaient 4 PA et deux grenades et qu’ils avaient séquestré sept gardiens». A sept heures du matin, dit-il encore, Hachani et Layada ont décidé de sortir parler aux autorités.

Lorsqu’ils sont descendus, «un gendarme posté sur le mur a dit à Layada: ‘Wach, Layada, wach rakoum dirou’ (hé, Layada, qu’êtes-vous en train de faire ?). Il s’est retourné et l’a reconnu par sa voix et l’a nommé». Les gendarmes n’ont accepté de parler qu’avec Layada et Hachani et renvoyé les autres (Bouakaz et El-Oued). Revenus une heure plus tard, «ils ont dit avoir parlé avec le général Ghezaïel, le procureur général et d’autres colonels et qu’ils ont posé beaucoup de questions sur Boumarafi: ils étaient inquiets de savoir s’il était vivant ou mort». Le message des autorités était: «Ramenez-nous les instigateurs et nous promettons qu’ils seront jugés normalement, et que tous les détenus rejoignent leurs cellules avant l’arrivée des forces de l’ordre sur place». C’est alors que les mutins ont demandé des garanties en contrepartie de leur reddition. Repartis, les médiateurs ont proposé une liste d’avocats comme garantie qu’il n’y ait pas de sang qui coule. Entre-temps, toujours selon Laskri, les otages ont été ramenés à la salle 25 et un gardien, tiré au sort, a été sorti dehors chez les autorités comme preuve que les autres sont bien vivants. Les garanties refusées, Laskri raconte comment Cherrati a clairement dit aux mutins, qui avaient peur d’être tués de toutes les manières, que, dans ce cas extrême, «il préférait que 15 personnes périssent plutôt que 500». A la dernière tentative de pourparlers, «Layada est revenu seul, mais il a calmé les autres inquiets de ne pas voir revenir Hachani en disant:’ Ne vous inquiétez pas, Boumarafi est toujours là avec nous». Mais, évoque Laskri, «certains mutins énervés ont affirmé qu’ils ne reculeraient pas et ont placé les otages à genoux dans le grand couloir. Au moment même où les tireurs d’élite se postaient en haut tout autour de notre aile et d’autres devant la grille qui nous séparait d’eux. Quand Layada les a vus, il est allé en courant vers eux en gesticulant et en disant: ‘C’est pas comme ça qu’on s’est entendus’!. Une main l’a tiré et emmené et on l’a ne plus revu ce jour-là».

Derrière les otages, il y avait une foule de près de 70 détenus, précise-t-il, et «lorsque Boumarafi a aperçu un énorme parachutiste devant la grille, il lui a crié: Tu ne m’as pas reconnu ? C’est moi qui ai tué votre pharaon !». L’assaut a commencé, dit-il encore, avec «un message très clair: ils ont tiré en direction des otages pour nous dire qu’ils étaient prêts à tout».

A ce moment-là, il met très mal à l’aise la juge à qui il affirme que des otages ont été tués et que cela ne figure nullement dans le dossier. «Si vous voulez savoir qui a tué, il aurait fallu avoir une étude balistique pour dire si les balles étaient de klash ou de PA, mais comment expliquez-vous que dans une karitha aussi importante que celle de Serkadji, il n’y ait pas d’étude balistique ?». La juge grimace, gênée: «c’est vrai qu’il n’y en a pas», dit-elle.

Mais à la question de savoir pourquoi l’assaut a duré douze heures si ce n’est parce qu’il y avait riposte du côté des détenus, Laskri est moins sûr de son récit, mais il se fait «rationnel» en comptant le nombre de balles (sept, ndlr) que compte un chargeur de PA, sachant que les détenus en avait quatre, toujours selon le dossier d’instruction. «Comment ce nombre de balles aurait-il pu faire près de cent morts», demande-t-il. Mais il reconnaît, à une question du procureur, avoir vu un détenu tirer vers les services de l’ordre.

Il donne une autre version de la mort de Cherrati qui, dit-il, »se dirigeait à chaque fois là où les tireurs visaient. Eux, quand ils le voyaient, s’arrêtaient de tirer.

Jusqu’au moment où il reçut une balle en plein front et s’effondra. Boumarafi est sorti en courant et s’est jeté sur son corps qu’il couvrait du sien et s’est mis à crier Allah Akbar, Allah Akbar. Nous ne l’avons plus revu».

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Cinquième jour du procès Serkadji

Pour un peu plus d’absurde

29.3.01

Un accusé, mentalement troublé, un gros sac de sucre déposé sur la table, depuis l’ouverture du procès, supposé contenir les pièces à conviction qui s’ouvre enfin pour révéler… un vieux pull en laine et le bas d’un jogging, un accusé principal re-convoqué à la barre qui s’amenuise à vue d’oeil, un «juge d’instruction qui menace» les prévenus de les «envoyer à Châteauneuf» et un avocat, ignorant l’état mental de l’accusé qu’il défend: c’est en gros et très schématiquement de quoi a été faite la cinquième journée du procès Serkadji. Ainsi, l’avant-dernier accusé, Cheham Kamel, semble s’ennuyer à la barre et répond au gros des questions d’une juge qui insiste et insiste encore : «Allah Yaalam (Dieu seul sait)», en présence d’un avocat commis d’office comme absent. Jusqu’au moment où ce sont les autres accusés derrière le box qui, les uns derrière les autres, se lèvent pour dire : «Depuis cette affaire il est psychiquement atteint; d’ailleurs il a même été visité par le psychiatre Ridouh. Il est analphabète et ne comprend pas beaucoup les questions que vous lui posez… ». Le dernier accusé, Chebout Abdelkrim, jure que le «pull en laine», d’une banalité affligeante, dont un témoin affirme qu’il appartient à un policier tué, est le sien, qu’il l’a acheté à El-Harrach et que c’est la seule preuve contre lui.

Il jure et rejure devant une juge devenue silencieuse que le juge d’instruction lui a fait signer sa déposition par la force en le menaçant de «l’envoyer à Châteauneuf». Enfin, Hamid Mébarki, le gardien accusé de complicité de meurtre avec préméditation, rappelé à la barre tout au long de l’après-midi, a le plus grand mal à se défendre. Ses avocats semblent penser qu’il a accepté d’endosser un rôle qu’il n’a pas joué, mais ont le plus grand mal à lui extirper un tel aveu. Cet homme qui a nié tous les faits dans les deux premiers PV, établis par l’instruction, reconnaît tout dans les PV qui suivent et qui ont été établis «après mon passage à Châteauneuf, lorsque j’ai rencontré celui qui m’a dit qu’il avait tout avoué à la police à son arrestation, deux mois avant l’évasion». La juge va jusqu’à lui demander : «vos avocats pensent que vous avez été forcé à avouer des faits que vous n’avez pas commis, est-ce vrai ?» Sa réponse est demeurée : «ce que j’ai avoué, c’est vrai que je l’ai fait». Et quand il revient enfin au box, exténué, son regard cherche celui, vieilli de dix ans, de son avocate, comme un homme fini qui s’accroche à la vie. Aujourd’hui, jeudi, sera rappelé à la barre l’accusé Laskri.

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Septième jour du procès Serkadji

Trois témoins et un peu plus d’embrouille

31 mars 2001

Jeudi, le tribunal n’est ouvert que pour accueillir les auditions du procès Serkadji et c’est le jeudi des témoins.

Septième jour d’une affaire déjà inextricable, rendue encore moins lisible après l’audition de l’ex-directeur du pénitencier, de son adjoint et de la première victime à être entendue, un policier otage des mutins. Madame la juge, déjà assez atypique, devient carrément pittoresque.

L’ex-directeur de la prison, M. Haddaoui Ahmed, aujourd’hui en retraite, sur qui elle semblait fonder des espoirs pour apporter un peu de lumière, lui ouvre la porte d’un sombre cachot. Il ne semble connaître qu’approximativement une prison qu’il a dirigée pourtant depuis 1989. Au lendemain de la mutinerie, il n’a interrogé aucun gardien et aucune mesure disciplinaire n’a été prise, alors que l’implication de Mebarki, l’accusé principal, ne peut avoir été la seule. Les clés en sont la preuve. Mebarki reconnaît avoir fait la copie d’une clé, mais les cellules des condamnés à mort, ouvertes et non cassées, en nécessitent chacune deux. Aux trousseaux des «deuxièmes clés», Mebarki ne peut objectivement pas accéder, affirment le directeur et son adjoint. Au départ serein et droit comme un I, M. Haddaoui ne peut empêcher ses chevilles de tortiller ni ses lèvres de se déformer dans un rictus spectaculaire. Il n’était pas présent lorsque ses 4 gardiens tués ont été évacués et ne sait donc pas comment ils l’ont été. Il n’a pénétré dans la prison que «4 ou 5 jours après l’assaut», dans une première version, «2 ou 3 jours après l’assaut», dans une deuxième version revue et adroitement corrigée par l’interrogatoire du procureur de la République.

Dans ce procès-ci, il affirme n’avoir jamais entendu parler de l’imminence d’une évasion, alors qu’au procès de janvier 1998, il avait reconnu le contraire (In Le Quotidien d’Oran du 10 janvier 1998).

Et, couronnement du tout, il est totalement contredit par son adjoint, témoin suivant à la barre. M. Djemaa Mohamed, toujours en poste à Serkadji, affirme que le directeur était bien présent lors de l’évacuation des gardiens, «égorgés», dit-il, sûr de ce qu’il a vu. Madame la juge, dont le chignon s’effiloche au fur et à mesure de l’audition, demande si des couteaux ou poignards ont été retrouvés sur les lieux. La réponse est non. Agacée, elle soulève un archétype de clé comme sortie d’un péplum, rouillée, énorme, et la montre à l’adjoint : «Est-ce le modèle de clé utilisée pour ouvrir les cellules des condamnés à mort ?». La réponse, spontanée, est aussi celle du directeur: «Non, nous n’avons pas ce genre de clé à Serkadji». Mais cette clé est une pièce à conviction, censée avoir été introduite par le gardien Mebarki Hamid, une «copie de la vraie», et l’adjoint le sait qui s’empêtre: «Nos clés ne ressemblent pas à celle-ci, mais s’ils ont ouvert avec celle-là, c’est qu’elle ouvre !» La juge demande pourquoi un essai n’a pas été fait. Il ne sait pas, «personne n’y a pensé». Elle demande si les rares gardiens qui accèdent à ces clés sous haute surveillance, «importées de France, faite dans un métal spécial», selon les termes du directeur, ont été questionnés. Il dit non. Elle fixe le témoin qui s’enfonce dans les contradictions, ajuste ses lunettes géantes et martèle : «M. Djemaa, il est question aujourd’hui de la liberté de 15 hommes et de la vie de l’un d’entre eux, et on aimerait arriver à quelque chose, je ne dirai pas de vrai, mais de vraisemblable».

Pour une magistrate reconnue de tous les habitués de ce tribunal comme un «juge juste», c’est une bien terrible affaire que celle-là. «Je veux sortir d’ici ma conscience totalement tranquille, dit-elle au directeur, c’est pourquoi je peux poser des questions délicates». Elle interroge: «Je ne comprends pas pourquoi parmi les morts, il y a quinze X Algériens ? Alors que sur leurs photos, les visages sont identifiables ?» Le directeur répond que toute la population de Serkadji est méthodiquement enregistrée et est donc parfaitement identifiable. «Ce sont les services du parquet général qui ont recensé les morts».

Madame la juge donne ensuite la parole aux accusés qui posent des tas de questions, apparemment plus pertinentes que celles de leurs avocats, à un directeur en proie à une rage froide. Jamais il n’aurait pensé un jour se trouver dans telle situation. Elle s’en prend au procureur de la République qu’elle somme de ne pas «orienter les réponses des témoins». L’avocate de Mebarki, Mme Boumerdassi, ne croit toujours pas à la version de son mandant qui affirme avoir introduit les armes dans une boîte de kalbellouz. Elle ramène donc une boîte de pâtisserie et demande qu’on y mette les armes et les grenades pour voir. Le procureur s’énerve et refuse. Madame la juge le rabroue et donne l’ordre que cela se fasse. Elle commente d’abord la taille de la boîte, qui, dit-elle, experte, «est de la taille moyenne de celles qu’on trouve en Algérie. Les seules boîtes plus hautes sont celles de la Table fleurie, et comme je ne pense pas que Mebarki ait acheté ses kalbellouz à la Table fleurie, on peut faire l’essai». L’assistance est hilare et le procureur sidéré. La boîte se ferme tout juste sur les quatre PA, les deux grenades ainsi que le détonateur. Ça marche. Mais le témoin, M. Djemaa, affirme qu’une telle boîte est trop grosse pour passer à travers le guichet des portes des cellules…

Le troisième témoin, Fayçal Mellouk, un policier incarcéré au moment de la mutinerie, utilisé comme otage, arrive. Il est l’autre versant humain de Cheham Kamel, un accusé mentalement troublé. Il n’est pas bien dans sa tête et la juge s’enfonce dans son siège, comme prostrée. Car il commence par reconnaître l’un des hommes dans le box, un prévenu qui ne figure pas sur sa déposition, mais qu’il reconnaît aujourd’hui, six ans plus tard. Ces hommes, il les déteste – comme leurs yeux le haïssent — et il ne s’en cache pas: «Ce qu’ils ont fait ne se pardonne pas», dit-il. «Ils disaient que ce sont les tawaghit, je les ai vus égorger le gardien Ammi Moussa, ils l’ont déchiré à plusieurs. Ils sont venus nous chercher, nous ont descendus dans la salle 25, ils nous insultaient, nous crachaient dessus, nous frappaient et après ils nous ont utilisés comme des boucliers. Quand l’armée leur a demandé de se rendre, ils ont refusé et criaient Allah Akbar. Et c’est moi qui ai fait signe aux gendarmes pour qu’ils tirent. Les irhabiyine ont commencé à égorger les otages dès le début de l’assaut».

Ce qu’il a vécu, policier déchu, au milieu de tous ces prisonniers, islamistes libérés, couronné par un impitoyable assaut de douze heures, «m’a beaucoup troublé, dit-il, nos cerveaux se sont arrêtés». Le pauvre homme commença par choquer la magistrate en disant d’emblée: «Je les ai identifiés parce que j’ai confiance dans les services de sécurité qui les ont ramenés», finit par achever madame la juge en proclamant pour conclure: «Quand huit suspects se ressemblent et qu’aucun d’entre eux ne reconnaît les faits, les huit suspects doivent payer».

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Les derniers témoins

1 avril 2001

Les derniers témoins ont été entendus hier, quatre gardiens et trois otages. Les quatre premiers témoins, les gardiens présents à Serkadji au moment de la mutinerie, n’ont pas apporté plus d’éclaircissements à l’affaire.

Deux d’entre eux ont affirmé avoir vu les corps de leurs collègues assassinés, évacués après l’assaut: «Ils étaient méconnaissables, ils avaient été torturés», s’est étranglé à dire l’un des gardiens.

Selsaf Ramdane, agent de permanence, pour la présence duquel une partie des avocats, Mes Khellili et Mecheri, avait violemment bataillé, n’a été interrogé que par la présidente de la cour, qui d’ailleurs s’est montrée surprise de constater que la défense n’avait pas de questions à poser à ce témoin. «C’est bien à cause de Selsaf que le procès avait été bloqué ?», demande-t-elle. Et les avocats présents, gênés, lui expliquèrent que c’est Me Mecheri qui le voulait coûte que coûte, mais Me Mecheri était… absent au bon moment.

Arrivent ensuite trois victimes, parmi celles qui ont servi de bouclier humain aux détenus au moment de l’assaut des services de sécurité et sur la base de la déposition desquels ont été inculpés les accusés. Le premier, Tadji Yassine, était policier, incarcéré au moment de la mutinerie. La présidente de la cour, Mme Abdelouahab, lui demande à maintes reprises de bien regarder les accusés, qu’elle fait se lever à tour de rôle.

L’homme est serein et affirme ne reconnaître personne d’entre ceux-là: «Ceux à qui j’ai eu affaire, je les connais: Bouakaz, le dénommé Taga, deux jeunes de Belcourt et un certain Lilou. Tous sont morts pendant l’assaut. Et ce que j’ai dit devant le juge d’instruction, je l’ai dit sous l’emprise de la colère et de la panique. Je l’ai d’ailleurs reconnu ici même lors du premier procès en 1998 et c’était la vérité, madame la présidente, je n’ai pas peur d’eux». Ce témoin dit aussi que lorsque les gendarmes sont arrivés, «ils ont dit aux prisonniers de nous libérer, mais les détenus ont répondu en criant «alayha nahya oua alyha namout». L’un d’entre eux a dégoupillé sa grenade et l’a jetée vers les forces de l’ordre, mais elle n’a pas explosé». Il affirme également qu’aucun otage n’a été égorgé par les mutins, «mais si la houkouma n’était pas arrivée on y serait tous passés».

La deuxième victime qui suit dit également n’avoir pas vu d’otages égorgés par les mutins. Cet homme, Sedrati Abdennour, fonctionnaire des finances, passait ce soir-là du 21 février 1995 sa toute première nuit en prison: «Je n’ai rien compris à ce qui se passait, je croyais qu’ils avaient fait un coup d’Etat et qu’ils avaient le pouvoir, même à l’extérieur de Serkadji…»

Mais le troisième témoin, Mohammedi Lahocine, otage également, enfonce Mebarki, qu’il dit avoir bien regardé: «Je ne me souviens pas des autres dans le box, mais Mebarki je ne l’oublierai jamais. Il était cagoulé avec un chèche palestinien, noir et blanc; il criait avec les autres qui le surnommaient Fath’ennour. Cherrati lui disait: «Nous nous retrouverons au paradis». Le témoignage bouleverse le cours des choses, parce qu’il fait de Mebarki un complice volontaire et jusqu’au-boutiste. Mais le récit, plus qu’épique, du témoin ne semble pas convaincre la juge qui l’assaille de questions. Cet homme rapporte en effet des faits qu’aucun autre otage n’a évoqués. «Ils nous ont fait asseoir et ont dit: maintenant va commencer la d’biha, et ils ont commencé. Ils ont d’ailleurs fait trois tentatives pour égorger Tadji Yassine… «Ce dernier nommé, passé avant lui, n’a jamais fait état de cet évènement. La juge demande comment, étant «empoigné de part et d’autre, sous la menace d’un PA et d’un couteau de boucher, selon votre récit, pouviez-vous vous retourner et regarder Mebarki derrière vous ?». Elle lui rappelle également que «vous affirmez que les mutins faisaient passer les PA et grenades les uns aux autres pour faire croire aux gendarmes qu’ils étaient bien plus armés qu’ils ne l’étaient en réalité, n’est-ce donc pas un luxe que de bloquer un PA sur votre tempe ? Etiez-vous un otage particulièrement +important+». Mais l’homme persiste. Et lorsque lui est posée la question de savoir pourquoi ce qu’il affirme aujourd’hui ne figure pas dans la déposition de l’instruction, il dit: «J’étais sous pression, j’ai pas voulu le dire parce que j’étais en colère: mon affaire, celle pour laquelle j’étais détenu à Serkadji, était bloquée».

Et c’est un témoignage troublant, non programmé, qui clôtura la séance, celui du fils du vieux gardien assassiné, «Ammi Moussa», venu dire à la cour que son père avait l’habitude de prévenir sa famille quand il lui arrivait de passer la nuit à Serkadji et que ce n’était pas le cas le jour des évènements. Sa mère, affirme-t-il, a téléphoné la nuit du 21 février et a parlé au directeur en personne, qui la rassura en disant que le vieux gardien était occupé, c’est pourquoi il ne pouvait lui parler en personne. Ce que le directeur a nié, lorsque la question lui a été posée. Le fils de Moussa Cherikhi dit aussi que «les derniers temps, mon père n’était pas bien, il avait demandé à être muté ou à prendre sa retraite. Il voulait quitter Serkadji, il disait que des personnes étrangères à l’institution y venaient et que ce n’était pas normal. Il ne voulait plus rester à Serkadji. Il a pris une retraite définitive de la vie».

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Intraitable réquisitoire, incertaines preuves

2 avril 2001

Leurs yeux sont fixés sur lui. Ronds comme des trous d’angoisse. C’est lui qui est «chargé de les couler». Même ceux qui sont déjà condamnés à mort

ou à perpétuité, ne le quittent pas du regard.

L’assistance, avocats, familles, journalistes, curieux, policiers, s’est habituée à leurs visages, à leurs tics. A la particularité de Lemlouma Mohamed, l’impulsif au faciès de criminel, celui qui s’est écrié: «Madame la juge, jugez-moi sur les faits, sur le dossier, mais je vous en prie ne me jugez pas sur ma figura, cette figura m’a coûté beaucoup de malheurs depuis 1993». Au nez busqué de Mebarki, son sourire gêné, son visage fermé qui refuse de dire autre chose que les aveux de l’après-Châteauneuf. Au shanghaï de Bendebagh Abdelghani, qui n’a d’autre définition de lui-même qu’un geste couperet de la main et un souffle rauque: «condamné à mort». Aux grandes lunettes carrées de Laskri, Djameleddine, l’intello bourgeois parmi ces islamistes pop et pas lettrés. Aux yeux noircis de détention et de folie, de Cheham Kamel. A la moustache de Chelghoum qui gave les femmes de sourires alors qu’il a refusé d’être jugé par une femme. Au sourire ironique de Sabouni Mourad, qui regarde dans le sens opposé de la cour, qui n’écoute que d’une oreille le théâtral procureur, mais observe attentivement les acrobaties de son petit neveu de quatre ans: ce procès a été un intervalle de bonheur pour cet homme condamné à perpétuité définitive, dans une affaire qu’il préfère ne pas trop évoquer. La plupart se sont exprimés autant qu’ils l’ont souhaité grâce à une juge humaine et juste, intransigeante comme une présomption d’innocence. Tous ont gardé des secrets qu’ils ont refusé de nous dire pendant ces huit jours de procès. Ils nous ont dit ce qu’ils ont voulu nous dire sur l’affaire Serkadji et emporteront, dans leurs cellules ou ailleurs, tout ce qu’on aimerait encore savoir.

Le procureur parle depuis trois heures et n’a que deux révélations à faire: sur l’un des quatre PA, posés sur une table à côté de deux pull-overs râpés, d’une boîte de pâtisserie chiffonnée à force d’être palpée, de deux grenades vert kaki et d’une clé caricaturale de gigantisme, sur l’un des PA, dit-il, est écrit: GIA. Voilà pour le premier scoop du procès Serkadji. Le deuxième scoop est de taille: les quinze morts classés X Algériens ont été enfin identifiés, six ans après, leurs noms sont désormais connus. Mais il ne dit pas qui sont ces noms. Ce n’est pas là notre affaire. Ici se tient une affaire parallèle. Le procureur est là pour marteler que «tous les morts dans cette affaire, les quatre gardiens et les 96 détenus sont de la responsabilité unique de Mebarki». Contre le responsable de la «majzara (la boucherie)» – mot pour la première fois utilisé dans la bouche d’un représentant du ministère public -, contre Mebarki Hamid donc, il requiert la peine capitale. Il demande que soient condamnés à dix ans de prison ferme dix accusés, y compris ceux qui ont purgé leurs peines depuis l’ancien procès, qui les condamna symboliquement à trois ans, l’exacte durée de leur détention préventive. Comme s’il voulait les punir de n’avoir pas accepté la liberté effective et d’avoir voulu totalement se disculper de faits qu’aucune preuve n’établit contre eux.

Aux quatre derniers, dont Laskri, membre de la «cellule de crise» des détenus, il a requis cinq années de prison.

Un réquisitoire dur pour de bien mouvantes preuves. Des «preuves» à la consistance de pain bénit pour les avocats qui suivent de leurs plaidoiries. Ils sont on ne peut mieux servis par une instruction abracadabresque, par des témoignages fourrés de contradictions, de démentis, d’oublis. Me Jouahra, concis mais efficace, démolit la valeur des témoignages: «Tout légalement interdit les témoins cités par l’accusation de témoigner: au moment de leurs dépositions ils étaient prisonniers et n’étaient donc pas libres, alors que la loi exige qu’un témoin soit libre, tous sont des repris de justice, tous ont un conflit moral d’intérêt avec les prévenus, celui du policier contre le terroriste, et certains sont venus dire qu’ils ont parlé sous l’emprise de la colère, par vengeance…». A la concision de Me Jouahra, succède une plaidoirie à «l’algérienne» de Me Belkhider, qui va et vient, qui s’énerve et grimace, qui soulève les PA et les braque, qui ausculte la clé d’un air sidéré, qui demande au procureur: «Il y a ici deux tricots, on a compris la preuve qu’aurait dû constituer l’un, mais on ne sait pas à quoi sert l’autre, à qui appartient ce tricot pièce à conviction monsieur le procureur, dites-le-nous s’il vous plaît ?». «Je ne doute pas qu’il y ait eu des armes, martèle-t-il, je ne doute pas qu’il y ait eu des couteaux, je ne doute pas que les otages aient été ligotés et frappés, ce ne sont pas les morts, gardiens ou détenus, sur qui j’apporte le doute, ce sont vos preuves», s’exclame l’avocat.

Qui demande très énervé qu’on lui parle, à lui et à tous les juristes ici présents, magistrats ou avocats, «le langage que nous comprenons, celui de la loi». Dans une affaire jonchée de morts, il demande où sont les autopsies ? les études balistiques ? les empreintes ? simplement ce qu’exige la rigueur de la loi.

Il est dix-sept heures passées, dans une salle à moitié vide, un troisième avocat plaide devant une juge pâle comme un drap blanc, les condamnés à mort et à perpète profitent des derniers moments de leur sortie, les autres attendent, congestionnés, le verdict. Mebarki, toute petite personnalité fermée comme une coquille forgée sur une énorme énigme, attendra ce lundi les plaidoiries de ses avocats.

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Dernier jour du procès Serkadji

Il ne reste que les verdicts

3 avril 2001

Le dernier mot de Mebarki aura été hier: « Tout ce que je demande, pas seulement à ceux qui vont me juger, mais aussi à tous les présents dans cette salle, est d’essayer de se mettre à ma place dans les circonstances de 1994-95, où c’était le GIA qui faisait régner sa loi ».

Hier ont plaidé les deux avocats de Mebarki Hamid, accusé de complicité d’homicide volontaire avec préméditation, de destruction de biens, de séquestration illégale de personnes et de connivence à évasion. Il est le seul parmi les seize accusés à encourir la peine capitale. Me Mecheri, son avocat, apparemment distrait pendant le déroulement du procès, prend trois heures pour plaider son innocence et les circonstances atténuantes dans la complicité de l’évasion. Il développe la théorie du complot, car pour Me Mecheri, « ce qui s’est passé à Serkadji est une opération planifiée, programmée pour se débarrasser de certains détenus ». Il commence par faire rire tout le monde en ridiculisant la toute dernière trouvaille des trois initiales « GIA », grattées sur l’un des PA présentés à la cour, en s’exclamant: « On veut nous dire que ce sont des PA made in GIA ! ». Il tourne à la dérision la démonstration de l’accusation qui affirme que les mutins s’échangeaient les armes pour faire croire aux forces de sécurité qu’ils étaient bien mieux armés qu’ils ne l’étaient véritablement, en se désarticulant tel un pantin et en jetant en l’air les PA pour enfin s’écrier: « Veut-on nous dire que toutes les forces combinées présentes derrière la grille 25, gendarmes, militaires et tireurs d’élite, assistaient à un film de Mickey avant l’assaut ? ». Mais il se fait grave lorsqu’il construit sa théorie du « complot » en affirmant que Mebarki a été fabriqué par le juge d’instruction comme le prévenu idéal, « sinon comment expliquer que cet homme ait immédiatement été interrogé, dans l’hôpital même où il était soigné pour blessure causée par l’assaut, comme un accusé, jamais comme un témoin, comment aurait-on pu savoir aussi vite qu’il était impliqué, alors qu’il n’était que gardien ? ». Pour lui, ce procès, sans étude balistique, sans autopsie, sans aucune preuve examinable, est une humiliation pour la justice. « C’est une honte pour nous », s’écrie-t-il, « c’est une honte qu’on nous dise que la reconstruction de la prison s’est faite immédiatement après les événements parce que la mansuétude et l’humanisme de l’administration pénitentiaire ne voulaient pas que les prisonniers dorment dehors. Cette reconstruction, ce nettoyage est interdit par la loi parce qu’ils effacent toutes les traces et laissent la justice seule se noyer dans un océan de suppositions ». Avant le très agité Me Mecheri, a parlé l’avocate Hassiba Boumerdassi, dans un arabe simple, mélangé à un français fluide même pour les plus arabisants parmi les accusés, qu’elle a bouleversés, eux et toute l’assistance. Sa plaidoirie tenait du cri sincère d’aveu d’impuissance, « pour la première fois de ma carrière, dit-elle, je regrette d’avoir participé à un procès, celui-ci ». Elle reprend le réquisitoire du procureur: « Il faut replacer les événements dans les circonstances terribles pour toute l’Algérie que celles de 1995, et cette année, Serkadji était dans une situation particulièrement explosive, une prison surpeuplée, inhumaine, où l’état psychologique des détenus était celui de personnes traitées moins que des chiens. Pendant l’audition de l’un des gardiens, je n’ai pas pu rester. J’ai été obligée de sortir, car j’avais vu, de mes yeux, comment il a traité devant moi l’un des prisonniers ». Elle se retourne vers le box et, comme se parlant à elle-même, dit: « Je suis arrivée à me demander que font ces accusés ici. Ceux qui ont commis les crimes sont tous morts. Je me demande si ce ne sont pas des pantins. Même Mebarki pour la défense duquel je suis constituée, je ne suis pas convaincue de ce qu’il dit ». Mme Boumerdassi hésite et puis se lâche: « Interrogé à l’hôpital de Blida, où il était soigné, il ne dit rien. Puis viennent les aveux après son passage à Châteauneuf. Mais après ce passage, cet homme n’est pas seulement sorti avec des aveux, il a dû subir une opération de castration. N’est-ce pas là déjà une condamnation définitive ? ». Dans la salle, les regards ne se croisent plus. Tout le monde est enfoncé au fond de soi. La tension est énorme. Mais cette femme continue: « Il est terrorisé, madame la présidente, comment, pourquoi, je ne peux pas vous le dire, je l’ai senti, il a essayé de vous dire qu’il était le seul responsable… jamais je ne me suis trouvée devant un cas pareil ». Alors, dit-elle, « j’ai essayé de comprendre l’environnement dans lequel il vit, son père, sa soeur sont ici présents, leur vue suffit. Je vous ai ramené des photos de sa maison, une baraque en zinc perdue dans les champs, c’est pourquoi je parle de vulnérabilité, madame la présidente, qui aurait pu protéger cet homme en 1995 ? Il n’avait pas même les moyens de se défendre et je suis commise d’office ». « Je vous demande, termine-t-elle, non, je vous supplie, de tenter de juger sereinement l’accusation de complicité de meurtre. Je suis désemparée », mais, conclut-elle, « j’avoue que je n’aimerai pas être à votre place ». Personne dans la salle n’aurait souhaité prendre la place de Mme Abdelouahab, la présidente méticuleuse et jusqu’au bout professionnelle, de ce procès absurde. Un procès de neuf jours dont la forme a beaucoup dit sans que le fond ne parle jamais.

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Verdict du procès Serkadji

Perpétuité pour Mebarki et acquittement pour les autres

4 avril 2001

Cela fait huit heures que la magistrate s’est enfermée avec ses deux assesseurs et les deux jurés. Depuis quatorze heures, et il est vingt-deux heures moins dix.

Le temps est passé tel un rouleau compresseur sur les visages. Ce n’est pas bon signe, se dit-on. Cela voudrait dire qu’il n’y a pas consensus sur le verdict.

Les femmes sont moins nombreuses à attendre dans l’immense hall des pas perdus, mais elles se serrent, fripées mais increvables, sur les marches des escaliers. Elles ont épuisé toutes leurs histoires terribles de fils morts sous la torture, de bastonnades à El-Alia au carré réservé aux « terroristes et X algériens ». Puis font défiler le film des horreurs qui nous sont arrivées depuis 1992, l’assassinat de tel policier du quartier, à l’enterrement duquel elles se sont rendues, et s’étranglent dans le récit des massacres des femmes et des enfants. Elles ont la voix douce de celles parmi nos mères qui s’accrochent encore à ce qui leur reste de tendresse pour ne pas se donner à la folie.

Beaucoup de oulad houma des accusés sont là, avec les frères des accusés, mais le palais est silencieux. Les petits vieux sont poignants de solitude et de dignité. A force de tenir en bride leur anxiété. Et si vous croisez les yeux de cet ancien moudjahid, aujourd’hui militaire à la retraite, il vous fuira comme la peste, pour ne pas montrer l’écran limpide qu’est devenu son regard, celui de l’immensité de son désarroi de père qui ne comprend pas comment tout cela est arrivé.

Lorsque le greffier apparaît, tout le monde s’amasse en paquet calme mais serré contre la grande porte en bois de la salle d’audience. « A croire que c’est le monoprix au temps de la pénurie », lâche une idiote, muette jusque-là, qui rata la bonne occasion de se taire. C’est le moment de vérité, le seul qui compte pour tous ceux qui attendent, même ceux qui savent que, quel que soit le verdict, leur fils ne sortira plus jamais de Serkadji. Il est vivant et c’est déjà ça de gagné contre la fatalité de l’horreur. Ils pourront le voir au parloir et lui donner des chewing-gum, lui ramener la compilation des articles où, peut-être, furtivement, son nom a été cité. Il a peut-être tué, il n’a peut-être rien fait, mais il est bel et bien vivant, quel bonheur ! Un bonheur dont on sait ici qu’il n’est pas à la portée de tout le monde.

La lumière est comme adoucie dans cette salle où quelqu’un a oublié d’allumer les néons.

Les seize prévenus sont comme joyeux, tellement surexcités par la tension. Les gendarmes, encore plus nombreux ce soir, les laissent parler à tout le monde, dans de grands éclats de voix.

Seul Mebarki ne quitte pas l’expression avec laquelle il est entré ici, il y a dix jours. Clos. Sa famille, qui habite loin, est partie il y a longtemps.

Elle arrive, la juge, gagnée d’un surcroît de pâleur. Et personne ne sourit plus. Mebarki est condamné à perpétuité: il crispe les yeux dans le seul geste de douleur qu’il s’est permis depuis le début du procès. Ses avocats referont appel.

La voix du greffier enchaîne les noms et prénoms: acquitté, acquitté, acquitté… Quinze fois acquitté. Ils le sont tous. Survivants d’un épouvantable carnage, innocentés d’une farce cruelle. Les trois plus jeunes ne peuvent plus continuer à faire comme s’ils étaient des hommes: ils pleurent et se cachent comme des enfants. Troum Yazid, Tabount Mohamed et Chebout Abdelkrim sont enfin définitivement libérés de l’affaire Serkadji. Ils y avaient été parachutés par l’arbitraire: en détention préventive au moment de la mutinerie, la justice les avait innocentés des affaires qui les ont envoyés en prison, mais l’affaire Serkadji les y avait maintenus. Ils sortent enfin de six ans de cauchemar, victorieux de leurs casiers judiciaires, enfin vierges.

Quatre autres, Mokhtari Omar, Ammour Boualem, Lemlouma Mohamed et Abdelhafid Mohamed, militants du temps du FIS, seront libres, le premier aujourd’hui même, les autres dans quatre à sept ans, leurs perpétuités carcérales ayant été réduites après appel.

Cinq autres, Laskri Djamelledine, Sabouni Mourad, Gouri Kamel et Touhami Abdelkrim, finiront leurs jours en prison, condamnés du temps des cours spéciales, mais ils sont heureux. Le visage de Laskri est dévoré par un incroyable sourire qu’il offre à sa vieille mère. Son dernier mot avait été: « Je suis condamné à perpétuité, mais nous innocenter aujourd’hui c’est nous réhabiliter ». Avant lui, Gouri Kamel, le plus jeune de tous les prévenus, avait dit à la juge: « Faites justice, ne nous condamnez pas comme nous ont condamnés les cours spéciales ». Chelghoum, Saber et Bendebagh, condamnés à mort dans des affaires antérieures, sont contents d’entendre une vieille dame crier: « Yahia el-adl » (vive la justice).

La justice enfin. Car ce n’est pas là qu’un verdict « wi’amien », et le wi’am n’est pas justice. La justice enfin et celle qui en a été la représentation physique, troublée au moment de la lecture du verdict, la voix enrouée, les yeux éteints, a disparu depuis longtemps de cette salle bruyante. Madame la juge, unique, époustouflante révélation de ce deuxième procès Serkadji.