AFFAIRE DES DISPARUS

AFFAIRE DES DISPARUS FORCES OU INVOLONTAIRES EN ALGERIE

Brahim Taouti,

avocat

 

La disparition forcée ou involontaire est une technique de terreur. Faire disparaître une personne est un crime odieux doublement paralysant : pour les victimes directes qui se sentent menacées, ne savent pas quel est leur sort et qui sont souvent torturées et parfois assassinées, et pour les membres de la famille qui vivent tantôt l’espoir de revoir leur parent tantôt le désespoir, car ils vivent dans l’incertitude, souvent durant des années. Cette pratique porte atteinte à tout un ensemble de droits inscrits dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et énoncés dans de nombreux instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme, notamment et pas seulement, dans les Pactes internationaux relatifs, l’un, aux droits civils et politiques et l’autre aux droits économiques, sociaux et culturels (la disparition concerne souvent le principal soutien de la famille). La disparition forcée peut ainsi porter atteinte au droit à des conditions d’arrestation et de détention humaines, au droit de ne pas être soumis à des peines ou traitements cruels ou dégradants, au droit à la liberté, à la sécurité et aux droits connexes (droit au procès équitable par exemple), au droit de ne pas être soumis à la torture ainsi qu’au droit à la vie.

La qualification des disparitions forcées de crime contre l’humanité est le résultat d’une évolution. La gravité de ce crime avait attiré l’attention de l’Assemblée générale des Nations Unies qui, par sa résolution 33/173 intitulée « Personnes disparues » prise en 1979, avait demandé à la Commission des droits de l’homme d’examiner cette question et de faire les recommandations appropriées. Par sa résolution 20 (XXXVI) du 29 février 1980, cette Commission avait décidé de créer un groupe de travail pour une durée d’un an, mandat qui sera renouvelé chaque année, avec l’approbation du Conseil économique et Social des Nations Unies, et reconduit tous les deux ans depuis 1986. Toutefois, l’activité du Groupe de travail a un caractère purement humanitaire et, lorsqu’il reçoit des communications de particuliers se plaignant de disparitions forcées, il traite directement avec les gouvernements. Il agit comme intermédiaire entre les gouvernements et les familles et organismes civils des disparus. Il ne se préoccupe pas d’établir la responsabilité des cas précis de disparitions. Enfin, si une disparition est attribuée à des terroristes ou à des mouvements révolutionnaires qui luttent contre le gouvernement, le Groupe de travail s’abstient de s’en occuper, il estime qu’il n’a pas à entreprendre de démarches qui relèvent de l’Etat, tenu pour responsable de toute violation des droits de l’homme commise sur on territoire. D’autres procédures thématiques dans des domaines liés aux disparitions ont été instituées, comme la désignation de Rapporteurs spéciaux sur la torture et sur les exécutions sommaires ou arbitraires. Mais à côté de ces mécanismes, le droit international a évolué au point de considérer que les disparitions forcées ou involontaires constituent un crime contre l’humanité, et un crime de torture pour les membres de la famille du disparu. En effet, il faudra attendre 1992 pour que les disparitions forcées soient qualifiées de crime contre l’humanité.

Le 18.12.1992 l’Assemblée générale des Nations Unies prendra une résolution qualifiant de crimes « de l’ordre du crime contre l’humanité » les enlèvements de personnes suivies de leur disparition. Une seconde étape est franchie à l’occasion du conflit dans l’ex-Yougoslavie et au Rwanda. Le Conseil de sécurité de l’ONU a créé, en 1993 et 1994, deux tribunaux pénaux internationaux. La troisième et dernière étape résulte du Statut de la Cour Pénale Internationale créée en juillet 1998.

Le Statut de la Cour Criminelle Internationale définit le crime contre l’humanité comme étant l’un des actes ci-après, commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre une population civile et en connaissance de cette attaque : a) Meurtre; b) Extermination; c) Réduction en esclavage; d) Déportation ou transfert forcé de population; e) Emprisonnement ou autre forme de privation grave de liberté physique en violation des dispositions fondamentales du droit international; f) Torture; g) Viol, esclavage sexuel, prostitution forcée, grossesse forcée, stérilisation forcée et toute autre forme de violence sexuelle de gravité comparable; h) Persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste au sens du paragraphe 3, ou en fonction d’autres critères universellement reconnus comme inadmissibles en droit international, en corrélation avec tout acte visé dans le présent paragraphe ou tout crime relevant de la compétence de la Cour; i) Disparitions forcée.

Y a-t-il crimes contre l’humanité en Algérie ? Oui certainement, et cet article prétend le démontrer. Le régime algérien applique, depuis 1992, une politique officielle de l’exclusion devenue en 1994 celle de l’éradication physique pour éliminer une importante frange de la population civile. Cette politique s’est traduite par des exactions qui violent le droit international humanitaire, mais relèvent avant tout des crimes contre l’humanité. Les victimes sont soumises aux meurtres, tortures, persécutions et exactions de toute sorte, arrestations brutales, illégales et souvent ostentatoires suivies de détentions massives de longue durée, ou suivies de disparitions forcées. Nous nous limiterons ici à une qualification du crime contre l’humanité tels qu’il ressort du droit international applicable à l’Algérie. Mais plus précisément, nous nous limiterons dans ce texte à une seule forme du crime contre l’humanité constituée par les « disparitions forcées ». La disparition forcée est la traduction du verbe anglais « faire disparaître ». La disparition forcée ou involontaire est une technique de terreur1. On entend par ces termes, les cas où des personnes sont arrêtées, détenues ou enlevées par un Etat ou une organisation politique ou avec l’autorisation, l’appui ou l’assentiment de cet Etat ou de cette organisation, qui refuse ensuite d’admettre que ces personnes sont privées de liberté ou de révéler le sort qui leur est réservé ou l’endroit où elles se trouvent, dans l’intention de les soustraire à la protection de la loi pendant une période prolongée.

Les disparitions forcées qui font que les victimes n’appartiennent ni aux vivants ni aux morts sont des crimes contre l’humanité. Les disparitions des victimes sont celles qui ont été volontairement accomplies dans le cadre d’une attaque généralisée et/ou systématique dirigée contre une population civile quelle qu’elle soit, en raison de son appartenance nationale, politique, ethnique, raciale ou religieuse. Dans la version française la conjonction de coordination « ET » a été utilisée. Mais nous n’avons pas besoin de trancher le problème de savoir si la pratique des disparitions forcées est généralisée etou systématique. La raison en est que les deux faits sont établis. En effet, l’attaque réalisée sous forme d’enlèvements et d’arrestations suivis de disparition des victimes a été menée de manière généralisée ET systématique.

La pratique des disparitions forcées est réalisée par une attaque généralisée mais également une attaque systématique. L’attaque généralisée est une attaque à grande échelle à l’encontre d’une population civile, généralisée au niveau d’une ville, généralisée au niveau d’un pays, au niveau d’un secteur ou d’une commune. Dans le cas d’espèce, il a été établi que la pratique des disparitions forcées à l’encontre de la population civile algérienne a revêtu un caractère plutôt national. Une attaque reste généralisée si elle a été menée au niveau d’une ville. Cela suffirait pour que ce fait soit établi. Le caractère systématique est également établi. On peut dire qu’une pratique de disparitions forcées est systématique quand elle est menée de manière organisée. Et dans le cas d’espèce il y a effectivement attaque systématique à l’encontre d’une population civile. Cette attaque était menée au niveau des villes et villages, des quartiers, des lieux de travail ainsi qu’au niveau des barrages routiers. Les auteurs officiaient en uniforme de gendarme, de policier ou de militaire. Des véhicules publics et des bâtiments publics officiels sont utilisées à cette fin pour recevoir ou faire transiter les disparus forcées. Initialement, les femmes et les enfants n’étaient pas ciblés, mais par la suite ils ont été également ciblés. Selon les témoignages et documents disponibles tous les services répressifs de l’Etat sont impliqués. Aucune des plaintes déposées devant les juridictions, les administrations ainsi qu’aucune des protestations portées à la connaissance des plus hautes autorités du pays n’a eu de suite conforme à la loi. Ce qui signifie qu’il y a une programmation, une approche organisée. Et tout cela relève du crime contre l’humanité, dans le cadre d’une attaque généralisée et systématique à l’encontre d’une population civile en raison de son appartenance politique ou religieuse.

Dans sa conception coutumière, le crime contre l’humanité peut être décrit comme une « politique d’atrocités et de persécutions contre des populations civiles »2. Il avait trouvé sa première expression concrète dans l’article 6 c) du statut du Tribunal militaire international de Nuremberg, annexé à l’Accord de Londres du 8 août 1945. Si les crimes contre l’humanité ainsi définis furent limités à des actes commis dans le contexte de la deuxième guerre mondiale, la source principale du concept demeure le droit international coutumier3, comme l’a confirmé l’Assemblée générale des Nations Unies dans sa résolution 95 (I), adoptée à l’unanimité le 11 décembre 1946. Ainsi, la Convention des Nations Unies de 1968 sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, à laquelle l’Algérie est partie, prohibe les crimes contre l’humanité, qu’ils soient commis en temps de paix ou de guerre (article 1 b de la Convention)4.

Il ressort d’une étude statistique sérieuse portant sur 477 cas de disparitions forcées, réalisée par un groupe de travail regroupant le Service International des Droits de l’Homme de l’ONU, la Fédération Latino Américaine des Associations Relatives aux Disparitions et aux Détentions (FEDEFAM) et le Comité des disparus algériens que les services officiels de l’Etat algérien sont directement responsables de ce crime5. Le résultat de l’étude a été remis au groupe de travail des Nations Unies chargé des disparitions forcées.

Il a été dûment établi ce qui suit :

1 Les trois quart des cas de disparitions forcées sont le fait des services répressifs de l’Etat, par exemple, les forces spéciales combinées dans 152 cas, l’armée seule dans 119 cas, la police dans 105 cas, la gendarmerie dans 14 cas, les services de sécurité militaire opérant en civil dans 21 cas, les forces de sécurité accompagnées de civils dans 16 cas, les milices appartenant aux Gardes de Légitime Défense (GLD) dans 9 cas etc. Les milices des GLD sont encouragés et armés par l’Etat. Au total, sur 477 dossiers, 434 mentionnent l’identité de l’organe d’Etat ou du service auteur agissant sans la présence de civils. Dans de nombreux cas, des noms d’officiers responsables ou ayant participé aux opérations sont mentionnés, ainsi que le service et le lieu.

2 La même proportion, soit trois quart des cas des disparitions, a eu lieu après arrestation dans le lieu de résidence entre minuit et trois heures du matin ou au travail, le dernier quart des arrestations a eu lieu dans la rue. A l’exception de 5 cas, toutes les arrestations, soit 472, ont été effectuées avec violence ou avec usage d’armes.

3 Dans 409 cas des témoins, entre une et plusieurs personnes, existent : parents, collègues de travail ou passants.

4 Dans 153 cas, les lieux où ont été conduites les personnes disparues par la suite sont mentionnés : commissariats de police, brigades de gendarmerie, casernes, prison, centre de Chateauneuf déjà signalé par des défenseurs des droits de l’homme comme étant un important centre de torture. 30 cas de disparitions sont signalés dans un lieu officiel de détention, commissariat, caserne, brigade de gendarmerie ou prison. Il convient de signaler à cet égard que dans son rapport pour 1994/1995, l’Office National des Droits de l’Homme, organisme dépendant pourtant du régime6, reconnaissait (pages 44 et 45) que les gardes-à-vue sont fréquemment prolongées, dans l’isolement total. Des personnes se trouvent dans  : « des endroits que la loi n’a pas prévus pour ce rôle (…) commissariats de police ou (…) casernes militaires (ont) été transformés en lieux de détentions (…) secrètes ».

5 Il a été également établi par cette étude statistique que l’âge des victimes est très variable. Ainsi, sur les 457 cas dont l’âge de la victime est mentionné ou dont on dispose de la date de naissance (380). 6 enfants de moins de 18 ans, 194 victimes âgées entre 18 et 27 ans, 169 étaient âgées entre 28 et 37 ans, 65 entre 38 et 47 ans et 23 au dessus de 48 ans. 453 cas sur 477 sont mariés ou mariés avec enfants (165). Il y a 3 femmes sur les 477 cas étudiés.

6 Sur les 477 disparitions, les parents et proches ont entrepris des démarches auprès des autorités. Il y a eu 380 recours et plaintes de toutes sortes dont 321 procédures auprès des juridictions. Les disparitions constituent des violations de la Constitution (article 45) ; les arrestations sont réglementées par le code de procédure pénale (article 51) et celles illégales sont punies par le code pénal (article 110). Il y a eu au total, sur ces 477 disparitions, 321 plaintes auprès des tribunaux sans suite à ce jour.

7 Les rédacteurs de l’étude concluent d’une part, que les arrestations et les disparitions sont opérées dans une impunité totale, les auteurs agissant à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit et sont capables de paralyser toute recherche ou action judiciaire et, d’autre part, que le profil des disparus algériens est totalement différent de ceux observés dans le monde, en raison notamment de la variété des statuts sociaux et économiques des victimes, 70 cas sur 477 sont des cadres enseignants, des docteurs ou travaillant dans le secteur judiciaire.

Les plus hautes autorités algériennes ne nient plus le phénomène massif des disparitions. Confronté à ce crime, le pouvoir algérien vient de lancer une procédure judiciaire, engagée sur recommandations du précédant gouvernement. Le jugement au civil de déclaration d’absence permet, après cinq ans, d’engager une autre procédure de déclaration de décès judiciaire. Pour justifier cette solution le gouvernement prétend ouvrir aux familles la possibilité de régler les problèmes de l’héritage, du divorce etc. Mais cette procédure est prévue pour les disparus volontaires. Le gouvernement veut pouvoir classer les procédures pénales que les familles de victimes de disparitions forcées ont intentées, et par la même occasion opposer aux ONG une fin de non recevoir. L’intérêt est que les auteurs, commanditaires ou complices des enlèvements ne puissent plus être poursuivis. Une impunité interne leur est tacitement accordée par le type civil de la procédure choisie par le gouvernement. Mais croire qu’on peut effacer le dossier des disparus forcés par des décisions attestant la «disparition civile» des personnes concernées avant de déclarer leur «décès judiciaire» cinq ans après, revient non seulement à se moquer des familles et de l’opinion publique mais, plus grave du point de vue du droit et du fonctionnement de l’Etat, c’est reconnaître la complicité active de l’Etat. L’affaire n’a pas un caractère civil tel qu’on veut lui donner mais un caractère pénal, c’est-à-dire un caractère tenant à l’ordre public de la justice et de l’Etat de droit. Lorsqu’un crime est commis, c’est l’ordre public qui est atteint nécessitant l’engagement de procédures pénales et non civiles sur la base du principe de la hiérarchie des normes. « Le criminel tient le civil en état ». Pour maître Khelili Mahmoud, avocat des familles de disparus forcés, cette procédure vise la perpétration d’un « véritable génocide judiciaire ». La rencontre euro-méditerranéenne des représentants et familles de disparus avec plusieurs organisations dont Amnesty International et la FIDH avaient souligné l’obligation des Etats de «répondre aux situations de disparitions par l’établissement de la vérité».

Les disparus n’ont donc pas disparus volontairement, ou par hasard. Ils ont été les victimes d’une stratégie sécuritaire dont l’Etat, parce qu’il en reste responsable aux yeux de l’opinion nationale et internationale, doit rendre compte s’il ne s’en démarque pas publiquement et solennellement. Des hommes politiques avaient publiquement déclaré qu’il fallait que la peur change de camp alors que celle-ci n’avait jamais quitté le camp de la population civile. Le dossier des disparus renvoie bien à une question humanitaire, mais il soulève un problème de droit pénal et un problème de nature politique. En effet, la question des disparus n’est pas un fait isolé. Elle trouve son origine dans une crise politique provoquée volontairement ainsi que dans la gestion de celle-ci. Par conséquent, le problème pénal restera entier et les auteurs en demeurent responsables, quelque soit par ailleurs leur position dans les structures du pouvoir. Ce crime est d’autre part, et par définition, un crime imprescriptible, susceptible de servir de base à la poursuite pénale de ses auteurs quel que soit le moment et le lieu. Dans les pays respectueux du droit, le principe de compétence universelle des juridictions, au-delà des frontières, permet toujours aux familles victimes d’agir avec efficacité, tant que les questions pourquoi et par qui ces milliers de personnes ont été enlevées, quel est le ou les lieux de leur séquestration ou de leur enterrement ? Ont-elles été torturées durant leur détention secrète ? etc. demeurent sans réponse. Selon l’expert colombien Federico Andreu «La disparition se veut le crime parfait, car il est commis dans l’illégalité et la clandestinité absolues,. Il isole le détenu du monde, de sa famille, le prive de tous ses droits, notamment d’un procès. Le prisonnier n’a plus d’existence. L’Etat terrorise la population en signifiant que la loi du silence régit la société et que ceux qui cherchent la vérité peuvent subir le même sort. L’absence de sépulture interdit à tout jamais aux familles de commencer leur deuil (…) et garantit aux bourreaux l’impunité puisqu’il n’y a aucune trace».

Est-ce que le statut de la victime influe sur la qualification du crime contre l’humanité ? Pour la forme du crime contre l’humanité la question s’est posée, en France, de savoir si les individus visés à cause de leur opposition à la politique (criminelle) de leur adversaire pouvaient plaider le crime contre l’humanité. La jurisprudence Barbie a répondu par l’affirmative en le permettant aux résistants. Le code pénal français, modifié, a consacré cette large définition applicable depuis le premier mars 1994. Cependant, si le droit international le permet pour l’apartheid, le Statut de Nuremberg (qui a défini le crime contre l’humanité) et l’évolution de la notion ne justifient pas cette extension. La jurisprudence Barbie aboutit à confondre crime contre l’humanité et crime de guerre car la victime est un opposant qui a choisi le combat. Comme l’a écrit André Frossard pour définir le génocide, « l’opposant pouvait cesser de s’opposer (…) le juif ne pouvait cesser d’être juif »8. En Algérie, les victimes des disparitions forcées ne sont pas systématiquement des opposants actifs au régime. Par contre leur appartenance réelle ou supposée au FIS les range dans la catégorie des victimes potentielles. Celui qui avait milité ou seulement sympathisé avec le FIS ne peut plus effacer son passé de sympathisant ou de militant, ou rendre inexistant son bulletin de vote de 1990 et 1991. Or, précisément, ce sont ce passé militant, ou cette sympathie ancienne, ou encore ces bulletins de vote qui désignent les victimes algériennes au crime contre l’humanité en général, et à la disparition en particulier.

La jurisprudence internationale pénale du TPIY a jugé que pour être « dirigé contre une population civile », un acte doit remplir trois critères :

  • Tout d’abord, les actes criminels doivent avoir pour victime une population civile. Or tous les disparus forcées sont des civils, ciblés pour leur opinion politique ou leur conviction religieuse. Plus de 3.500 dossiers documentés sont détenus par l’Association Nationale des Familles de Disparus (ANFD) à laquelle le régime refuse l’agrément. Plusieurs centaines de ces dossiers ont été remis aux organes du Commissariat des Droits de l’Homme des Nations Unies.
  • En second lieu, les actes criminels doivent s’inscrire dans une certaine organisation et s’insérer dans un contexte systématique. C’est précisément ce qui ressort des dossiers documentés des disparitions forcées. La pratique des disparitions forcées a touché tout le territoire national et reste le fait de tous les services répressifs, comme s’ils obéissaient à une directive centralisée et systématique. D’autre part aucune plainte n’a abouti pour raison de classement sans suite.
  • Enfin, la perpétration des actes criminels considérés dans leur ensemble doit présenter une certaine ampleur, et une certaine gravité7. Les chiffres des disparitions forcées en Algérie parlent d’eux-mêmes. Si en 17 ans de dictature au Chili le nombre des disparitions fut de 1.700 personnes, en Algérie, et pour une période de temps moindre, les disparus forcées se comptent par milliers, certaines sources, notamment la Ligue Algérienne de Défense des Droits de l’Homme, les fixant à plus de 20.000 cas.

L’exigence de vérité et de justice fait son chemin grâce à l’engagement des familles algériennes de disparus qui militent tant en Algérie même qu’à l’étranger. Le récent cri d’une victime de disparition, qui vient de publier en 1999 une brochure illustrée (éditions Eric Cohen), disant «Si on veut arrêter les disparitions, les réparations matérielles doivent venir après la vérité et la justice» les encourage à continuer de se mobiliser. «Je suis la preuve que les familles ne doivent jamais renoncer.» écrit-il. Un autre exemple actuel démontre que ce dossier ne pourra pas être classé tant que la vérité et la justice n’ont pas eu droit de cité. Les activités de la Fondation du 8 mai 1945 tendant à remémorer un crime contre l’humanité commis en Algérie est une démonstration de la permanence de la quête de justice. Or les crimes coloniaux étaient légaux, puisque induits par le code de l’indigénat, instituant une ségrégation dans les droits et devoirs pour y maintenir la discipline coloniale, avec l’appui de l’église catholique, apostolique et romaine. Les événements du dahra au cours desquels des enfumades avaient été perpétrées par l’armée coloniale contre la population civile « indigène » gazée, ou les massacres du 8 mai 1945 constituent des exemples d’application de cette ségrégation intolérable.

NOTES

1 Disappeared ! Technique of Terror – rapport établi par la Commission indépendante sur les questions humanitaires internationales, Londres, 1986, Fiche d’information numéro 6, GE.89-18162, November 1989-6,000.

2 GROS A., Conférence de Londres, cité in Elisabeth ZOLLER, « La définition des crimes contre l’humanité », Journal du droit international, vol. 120(3), juil-sept. 1993, p. 551.

3 Le principe selon lequel le Statut du Tribunal de Nuremberg était « l’expression du droit international existant au moment de sa création » a été réaffirmé dans le jugement du Tribunal militaire United States c. Goering, 1 octobre 1946, 13 Annual Digest p. 203

4 Le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie a noté que « ce concept avait acquis une autonomie certaine depuis le jugement de Nuremberg dans la mesure où la nécessité de constater un lien avec un crime contre la paix ou un crime de guerre avait disparu », Doc. N.U. T.I.P. Affaire n° IT-94-2-R61, Le Procureur c/ Dragan Nikolic, 20 octobre 1995, p. 15.

5 Etude statistique réalisée entre juillet et septembre 1998 sur 477 dossiers documentés originaux de disparitions forcées. Cette étude et ses conclusions réalisées par la FEDEFAM ( Latin American Federation of Associations of Relatives of Disappeared Detainees), l’OMCT (Committee of Relatives of the Disappeared in Algeria) avec l’aide du Service juridique International des Droits de l’Homme de l’ONU ont été remises au groupe de travail des Nations Unies chargé des disparitions forcées, accompagnées d’une description détaillée des méthodes de travail, d’un tableau de travail documenté sur le sujet, un sommaire et des rapports statistiques.

6 L’ONDH a été créé par décret présidentiel du 22 février 1992.

7 Doc. N.U. T.P.I.Y., Affaire IT-94-2-R61, Le Procureur c/ Dragan Nikolic, 20 octobre 1995, p. 15

8 A. Frossard. Le crime contre l’humanité, éditions Laffont, 1987.