Sale temps pour la presse
Le pouvoir multiplie les actes d’hostilité
Sale temps pour la presse
El Watan, 3 mai 2016
Comme les années précédentes, les journalistes algériens rencontrent des difficultés à accéder aux sources d’information, surtout au niveau des hautes instances de l’Etat et des administrations locales. La fermeture de tous les canaux de communication laisse donc la voie ouverte aux spéculations.
La Journée internationale de la liberté de la presse est célébrée, cette année, sous le signe de nouvelles restrictions contre tout ce qui représente, dans le pays, la presse. Pour mieux «gratifier» la presse algérienne, le pouvoir lui a offert un cadeau : la veille de la date célébrant la liberté de la presse, il attaque en justice El Khabar, l’un des rares journaux arabophones qui ont réussi à s’imposer tout au long des 25 ans de multipartisme médiatique que connaît l’Algérie. Non content d’avoir étranglé le journal en exerçant un chantage sur les annonceurs privés – mesure qui a touché également El Watan – le pouvoir veut donc pousser El Khabar à l’asphyxie financière.
Car interdire la cession de certaines actions en faveur de Cevital signifie une volonté de mise à mort du titre. Alors qu’il a fait mine d’inscrire plus de libertés dans la nouvelle Constitution, adoptée en mars dernier, sans que les décrets d’application ne voient encore le jour, le pouvoir fait le contraire. En représailles contre la publication d’articles évoquant la création de sociétés offshore par des responsables algériens, le ministère de la Communication a retiré la publicité publique à certains journaux à grand tirage. C’est le cas du quotidien Liberté.
Sous prétexte d’avoir «porté atteinte» à l’image du chef de l’Etat, des journalistes français ont été interdits de visa d’accès en Algérie. Un fait dénoncé par de nombreuses organisations internationales de défense des droits des journalistes et de la liberté d’expression qui estiment que ce genre de comportement ne favorisent en aucun cas la promotion de la liberté de la presse. En plus de ces mesures de coercition, les autorités continuent d’harceler des journalistes pour leurs écrits. C’est le cas d’un journaliste du quotidien gouvernemental El Djoumhouria (qui paraît à Oran) qui fait l’objet de l’acharnement de son directeur de la publication.
Poursuivi pour «atteinte au Prophète», le rédacteur a pourtant été blanchi en première instance par le tribunal d’Oran. Mais son patron fait appel. L’affaire sera donc jugée en appel. Une blogueuse de Tlemcen, Zoulikha Belarbi, a été traînée dans les tribunaux pour avoir caricaturé le chef de l’Etat. Elle s’en est sortie à bon compte suite à la mobilisation des associations de défense des droits de l’homme. Mais elle a servi d’exemple à ceux qui seraient tentés de dessiner Abdelaziz Bouteflika ou toute autre personnalité du pouvoir.
Comme les années précédentes, les journalistes algériens éprouvent d’énormes difficultés à accéder aux sources d’information. Cela est surtout valable au niveau des hautes instances de l’Etat et des administrations locales. La fermeture de tous les canaux de communication laisse donc la voie ouverte aux spéculations. Autre caractéristique du secteur de la presse en Algérie : après avoir permis la création de dizaines de titres, généreusement arrosés de la publicité étatique pour tenter de noyer les vrais journaux, le pouvoir se retrouve devant l’implacable réalité du marché.
Ne pouvant donner de la publicité à tous ces journaux, il est contraint d’assister à la fermeture de beaucoup d’entreprises de presse avec un coût social exorbitant. Des dizaines de salariés se retrouvent du jour au lendemain sans emploi. Incapables de faire face à la moindre charge, les entreprises dissoutes ne peuvent même pas verser les indemnités de départ de leurs employés. A tous ces problèmes s’ajoute l’absence d’un cadre législatif qui régit la presse dans le pays. Car après avoir adopté une nouvelle Constitution, le pouvoir devra changer tout l’arsenal juridique qui régit certains secteurs, dont la presse qui se retrouve ainsi sans loi. Et rien ne semble se profiler à l’horizon.
Ali Boukhlef
Journée mondiale de la liberté de la presse
Cette précarité qui menace le métier de journaliste
Aujourd’hui, le monde de la presse fera une halte sur les acquis mais aussi sur les droits des professionnels des médias Aussi bien les rares syndicats que les journalistes décrient une situation difficile, voire catastrophique.
La floraison des titres et des chaînes de télévision s’est malheureusement accompagnée d’une précarité criante, mettant à mal une corporation déjà lourdement affectée par le chantage financier exercé par l’Etat et les violations de la réglementation du travail. S’introduire dans les rédactions aussi bien publiques que privées pour évaluer les conditions socioprofessionnelles des journalistes s’avère un parcours du combattant. Si certains organes de presse se démarquent à travers des acquis — qui restent insuffisants — la plupart n’offrent pas le minimum des conditions d’exercice d’une profession devenue très vulnérable et surtout la moins représentée syndicalement.
Pour les professionnels, «lorsque le journaliste exerce dans la précarité, la célébration du 3 mai, Journée mondiale de la liberté de la presse, n’a plus de sens». L’avis est partagé aussi bien par les rares syndicats du métier que les journalistes avec lesquels nous nous sommes entretenus et qui décrivent en général «une situation difficile», voire «catastrophique» dans certains cas.
Cette tendance n’est pas récente. Elle remonte aux années 2000 et s’est accentuée vers la fin de la décennie. Pris en otage et tiraillé par des luttes internes, le seul syndicat des journalistes (SNJ), créé vers la fin des années 1990, a fini par voir déserter nombre de ses adhérents. Seul un bureau, dont le mandat n’a pas été renouvelé depuis près de 8 ans, exerce. Son secrétaire général par intérim, Kamel Amarni, continue «tant bien que mal» à répondre «aux nombreuses préoccupations» de la profession. «Les problèmes socioprofessionnels sont de plus en plus nombreux. Avec 170 quotidiens, les chaînes de télévision, les sites électroniques et les radios locales, les problèmes se sont amplifiés», explique Amarni.
Le cas du journal El Ahdath est révélateur, dit-il : «Il vient de fermer et avec lui 35 postes risquent de disparaître. Nous lui avons trouvé un repreneur, mais avec la condition de sauvegarder les emplois.» Dans le secteur privé, ajoute-t-il, la situation est «problématique». «Dans le secteur public, nous avons réussi à négocier avec la tutelle, qui est le ministère de la Communication, une convention collective et une grille salariale, qui ont d’ailleurs été appliquées malgré les réticences. Dans le secteur privé, il n’existe pas d’interlocuteur unique. Ils sont trop nombreux. En dépit de toutes les tares reprochées au SNJ, il faut reconnaître qu’il existe et qu’il tente tant bien que mal de pousser au changement.
La corporation a grandi rapidement avec l’apparition de nouveaux titres et de chaînes privées. Jusqu’à aujourd’hui, 5000 journalistes ont obtenu leur carte de presse officielle. Il existe des journaux dont on ne connaît même pas les propriétaires. C’est le cas d’El Ahdath. Même ses journalistes ne connaissent pas leur vrai patron. D’autres journaux recrutent des jeunes diplômés de l’Itfc, payés par l’Anem, ne déclarent pas leur personnel, etc. La situation est peu reluisante», lance le syndicaliste.
Selon Amarni, les journalistes ont une part de responsabilité dans cette situation. «Lorsqu’ils ne sont pas empêchés, ils ne s’impliquent pas, manquent d’engagement et de mobilisation. Lorsque nous avons lancé l’élaboration des conventions collectives, nous avions appelé à une assemblée générale pour discuter la dernière mouture, seuls 8 éléments sont venus», regrette-t-il, tout en précisant : «Cela ne veut pas dire que l’Etat n’est pas responsable. C’est à l’Etat de faire respecter les lois du travail et de protéger les journalistes des dérives.» Si certains ont continué à militer au SNJ en dépit de ses problèmes organiques, d’autres ont opté pour cette action appelée «Initiative pour la dignité du journaliste» lancée en 2011.
Ryadh Boukhedcha, membre fondateur de ce réseau, dresse un tableau noir de la situation socioprofessionnelle. «Dans de nombreuses entreprises de presse, les journalistes perçoivent des salaires compris entre 25 et 35 000 DA, nombre d’entre eux vivent dans cités universitaires ou dans des dortoirs indignes de la profession qu’ils exercent. Les conventions collectives et les grilles salariales n’existent pas. D’autres n’ont même pas d’outils de travail comme le micro-ordinateur ou la connexion internet.
La réglementation du travail est carrément foulée aux pieds. En 2016, nous avons perdu 150 postes de journalistes et 300 autres emplois dans les médias sont perdus depuis début 2016. La situation est d’une telle précarité ! Comment pouvons-nous parler de liberté de la presse lorsque la dignité du journaliste est bafouée ?» dénonce Boukhedcha, qui annonce la publication aujourd’hui du troisième rapport sur la situation de la presse. Cependant, le SNJ et l’Initiative pour la dignité des journalistes ne sont pas les seuls cadres de revendication. Des confrères d’El Khabar et de Liberté ont privilégié la création d’un syndicat d’entreprise sous la bannière de l’UGTA.
Histoire d’éviter les tracasseries bureaucratiques et surtout de bénéficier de l’expertise dans le domaine de la réglementation du travail et des négociations. Les deux expériences se ressemblent, elles ont aidé leurs entreprises à surmonter de nombreux conflits internes. Pour Rafik Ouahid, secrétaire général du syndicat d’El Khabar, la priorité était la grille des salaires. «Nous avons réussi à éliminer de nombreuses disparités salariales des journalistes.
Cela n’a pas été facile en raison de la résistance de certains. Mais tous ont fini par reconnaître que le journaliste n’est pas juste un travailleur, il est partie prenante dans la réussite de l’entreprise. Notre erreur est de n’avoir pas discuté en même temps la grille des salaires et la convention collective. Nous avons accéléré la procédure de négociation, mais il y a eu, entre temps, la vente du journal. Le dossier, aujourd’hui, est sur le bureau du nouvel employeur.» Ouahid note par ailleurs : «L’essentiel pour nous est de protéger l’entreprise en lui permettant de se mettre en position de respect de la loi, à travers la création du comité de participation, de la commission paritaire, des œuvres sociales et faire en sorte que le climat du travail soit serein.»
Les mêmes préoccupations sont prises en charge par le syndicat d’entreprise au quotidien Liberté. Mais après avoir arraché plusieurs acquis, il a fini par se transformer en coquille vide après une succession de démissions de ses membres. Dans ce désordre, beaucoup de journalistes reconnaissent que «certains organes de presse offrent des conditions de travail plus ou moins acceptables». L’avis est largement partagé par un responsable d’un grand quotidien qui a requis l’anonymat. Tout en reconnaissant la précarité des emplois au sein de sa rédaction privée, il explique : «Si le secteur public a répondu favorablement aux revendications socioprofessionnelles des journalistes, c’est tout simplement parce que derrière, il y a les ressources financières de l’Etat.
Ce qui n’est pas le cas du secteur privé, qui reste tributaire de ses ventes et de la publicité que les pouvoirs publics utilisent, d’ailleurs, comme moyen de chantage à son égard. Il n’en demeure pas moins que certains parmi eux offrent des conditions de travail assez confortables, même si elles restent à parfaire.» Pour tous, la corporation «va mal». Ils tirent la sonnette d’alarme face à la vulnérabilité et la précarité du métier. Pour les journalistes, «la liberté de la presse ne peut s’exercer sans le respect de la dignité, qui passe obligatoirement par le respect des conditions de travail».
Salima Tlemçani
Bouteflika et la liberté de la presse
Entre discours élogieux et pratiques liberticides
Harcèlement judiciaire, pression économique et étranglement financier sont méthodiquement au service de la mise au pas de la presse libre. Les beaux discours officiels sur la liberté de la presse et d’expression ne résistent pas à l’épreuve d’une réalité faite d’interdits et de déni des libertés.
Célébrer la liberté de la presse le jour, la brimer la nuit. C’est le jour même où le très influent quotidien arabophone El Khabar est convoqué devant un tribunal qui décidera de sa vie ou de sa mort, que le pouvoir de Bouteflika s’est fendu d’un message «élogieux» aux journalistes à la vielle de la célébration de la Journée internationale de la liberté de la presse.
«La lutte nationale et les sacrifices incommensurables qui ont jalonné le parcours de la presse nationale, dans le cadre des batailles, des victoires et des douleurs de son peuple, lui valent respect et reconnaissance», lit-on dans le message présidentiel. Le cynisme poussé à son apogée. La technique du pouvoir consiste à faire précéder la répression par des éloges. Le chef de l’Etat rend hommage à une corporation qui a été «au premier rang de la résistance pour la survie de l’Algérie». C’est la même corporation à qui le pouvoir qu’il incarne livre une guerre permanente.
Harcèlement judiciaire, pression économique et étranglement financier sont méthodiquement au service de la mise au pas de la presse libre. Dans son message, la présidence de la République tente de mettre en évidence «les avancées des réformes» en matière de la liberté de la presse. «Partant de notre considération pour la presse et de notre conviction qu’elle représente un noble moyen au service de la marche de notre peuple sur la voie de la liberté et de la démocratie, nous nous sommes employés, ces dernières années, à actualiser et à enrichir les lois de notre pays relatives à la presse, toutes formes confondues.»
Cependant, les réformes dont parle le message du chef de l’Etat, engagées depuis 2012, n’ont pas vu le jour et les textes qui en découlent ne sont pas mis en application. Le cas de l’autorité de régulation de l’audiovisuel est la parfaite illustration du décalage entre le formel et le réel. Pis encore, un président de cette autorité a été nommé et a agi durant des mois sans que l’instance soit complètement installée. Et depuis janvier dernier, ce même président a été remercié sans qu’un successeur soit désigné.
Le ministre de la Communication, Hamid Grine, dont la mission est de veiller à la mise en application des mécanismes prévus par la loi, s’est même autorisé à dire que «la mise en application de l’autorité de régulation de la presse écrite est inutile parce que nous allons vers la révision de la loi sur l’information dictée par la nouvelle Constitution». Cela dénote du cafouillage institutionnel dominant. Des lois promulguées devenues caduques avant même leur entrée en vigueur. Restent les lois liberticides, qui ne changent pas, mais sont surtout appliquées dans leur stricte rigueur comme dans le cas du journal El Khabar.
La réalité du champ médiatique qui baigne dans une anarchie sciemment entretenue démonte le discours de Bouteflika et son message d’hier. «L’établissement de mécanismes d’autorégulation pour la presse écrite, à la lumière de l’installation du Conseil d’éthique et de déontologie conférera davantage de sérénité aux professionnels» évoqué par le chef de l’Etat n’a aucune prise sur le réel.
Et la promotion de «rapports entre les composantes de la société et les institutions pour favoriser une dynamique créative basée sur l’arbitrage d’une législation juste, qui garantit à tous l’équité dans les droits et les devoirs» est battue en brèche par la régulation par la violence des lois répressives. Des lois appliquées à géométrie variable et soumises au bon vouloir des détenteurs du pouvoir.
Faut-il rappeler qu’avant même que le ministre de la Communication saisisse la justice pour mettre en échec la cession des actions d’El Khabar, c’est le chef de cabinet de la Présidence, Ahmed Ouyahia, qui a sonné la charge en menaçant des journalistes et ceux qu’il nomme «lobbies qui veulent prendre le pouvoir en étalant leur monopole sur les médias». En somme, les beaux discours officiels sur la liberté de la presse et d’expression ne résistent pas à l’épreuve d’une réalité faite d’interdits et de déni des libertés. Et ce n’est sans doute pas avec les lois et les pratiques en vigueur que «notre pays se frayera une place parmi les pays démocratiques» comme tente de le faire croire le message du
Président.
Hacen Ouali