Sahara occidental: vieux conflit face à de nouveaux défis

Sahara occidental: vieux conflit face à de nouveaux défis

Par Djamila Chikhi*, Le Quotidien d’Oran, 23 juin 2005

Les violences qui ont touché le Sahara occidental nous rappellent la situation précaire de la sécurité régionale. Ils nous interpellent sur un statu quo qui n’est plus tenable humainement et politiquement.

Précisons d’emblée qu’il ne sera pas question ici de revenir sur les racines d’un conflit enlisé depuis plus de 30 ans, ni de disséquer les blocages de la voie diplomatique onusienne empruntée depuis 14 ans, ni de ressasser les positions tranchées des différentes parties impliquées directement ou concernées indirectement par ce conflit. Notre propos est d’étendre l’analyse à toute la zone sahélo-saharienne et de proposer quelques pistes de réflexion sur les implications régionales de la nouvelle donne sécuritaire mondiale.

L’élargissement du champ de vision s’impose en raison de deux autres événements intervenus quelques jours après les émeutes sahraouies: l’attaque le 4 juin dernier par une centaine de «Jihadistes» d’une caserne mauritanienne située à 400 km à l’est de la frontière du Sahara occidental; le déroulement, deux jours plus tard sous l’égide des Etats-Unis, d’exercices militaires regroupant huit armées des pays du Sahel et du Maghreb (Algérie, Mali, Maroc, Mauritanie, Niger, Sénégal, Tchad, Tunisie). Il est difficile de ne pas voir dans cette attaque, qui a fait une quinzaine de morts, une provocation à l’encontre de toutes ces forces armées en plein déploiement et préparatifs de l’opération «Flintlock». A l’évidence, cette présence militaire et les technologies américaines les plus sophistiquées en matière de surveillance n’ont pu ni prévenir l’attaque ni la dissuader. De quels effectifs et moyens ces groupuscules labellisés Al-Qaïda disposent-ils réellement ? Quelle est l’amplitude de leur force de frappe ? Quels liens entretiennent-ils entre-eux et avec la ou les directions d’Al-Qaïda ? Comment identifier les groupes agissant selon une idéologie jihadiste et ceux dont les motifs puisent dans le mafieux et le crime ? Peut-on envisager des connexions entre les uns et les autres ? (1) Ces questions montrent que l’on doit aujourd’hui envisager la sécurité selon de nouveaux cadres d’analyse. Depuis la fin de la bipolarité, la menace globale est substituée par une menace déterritorialisée et la mondialisation achève de nous dévoiler son côté le plus obscur: la dissémination et la privatisation de la violence politique. Y répondre selon la matrice classique de la guerre, c’est prendre le risque d’une plus grande capillarisation de la violence. Les Etats-Unis n’ont pas évité cet écueil dans leur lutte contre le terrorisme international avec pour dommages collatéraux, une régulation multilatérale au point mort, une Communauté internationale laminée et une insécurité grandissante dans certaines parties du monde.

L’opération «Flintlock» s’inscrit dans le cadre du programme Initiative Pan-Sahel mis en place par les Etats-Unis et destiné à sécuriser une zone qui fait l’objet d’une attention nouvelle dans leur stratégie de lutte contre le terrorisme international. Les campagnes militaires en Afghanistan puis en Irak ont accentué la pression au Moyen-Orient et en Asie, obligeant les groupes terroristes à rechercher d’autres zones de repli telle l’Afrique subsaharienne. Cette région est, en terme de superficie, aussi grande que les Etats-Unis. La faiblesse des Etats, l’absence d’autorité sur de vastes étendues désertiques et la présence de «zones crises» font de cette bande sahélienne un maillon faible de la sécurité continentale et mondiale. Elle est un sanctuaire parfait pour des cellules dormantes ou en phase de reconstitution. Empruntée depuis toujours par les commerçants, elle est aussi le passage de la contrebande à grande échelle, de marchandises illicites et d’armes de petit calibre. On imagine aisément les conséquences désastreuses pour la sécurité régionale d’une reprise des affrontements armés au Sahara occidental. Une telle situation est toujours propice à la circulation d’armement et, en cette période de crispation internationale, à l’infiltration de groupes terroristes. Dans la conjoncture actuelle, ni l’Algérie ni le Maroc n’ont intérêt à voir leurs frontières sud fragilisées par la présence d’un foyer conflictuel. De leur côté, ni les Américains ni les Européens, au premier chef desquels la France et l’Espagne, ne veulent assister à l’exacerbation des rivalités intra-maghrébines. La question du Sahara occidental perturbe les plans européens qui plaident pour une intégration au Maghreb et complique la stratégie de stabilisation des Etats-Unis au Sahel. Auparavant ces derniers privilégiaient une vision segmentée: la Méditerranée était considérée comme le couloir maritime à protéger en raison de leurs intérêts énergétiques au Moyens-Orient. Au sud, le Maghreb relevait de l’arrière-cour de l’Europe pour ne pas dire la chasse gardée de la France. Et, plus au sud encore, l’Afrique subsaharienne était carrément inexistante. Dans les années 90, les Américains alternaient à l’égard des Etats maghrébins, cordialité (Maroc) et hostilité (Libye), méfiance (Algérie) et indifférence (Tunisie). Bref, leur politique au Maghreb relevait d’intérêts ponctuels et ciblés, économiques et énergétiques pour l’essentiel. Mais le 11 septembre bouscule les perceptions. Les cartes géopolitiques se redessinent et voilà que la Méditerranée, le Maghreb, le Sahel sont désormais englobés dans cette vision élargie d’un espace allant de la Mauritanie à l’Afghanistan. Sans revenir sur les limites conceptuelles de ce Grand Moyen-Orient proposé par l’administration Bush, la nouvelle répartition des rôles dans ce qui devient sa «partie occidentale» fait déjà l’objet d’une offensive forte, diplomatique, économique et militaire. Avec une Europe qui doute et dont la politique méditerranéenne s’étiole, le remodelage de la région tombe entre les mains des seuls Etats-Unis. Les pays du Maghreb l’ont bien compris et jouent ouvertement cette carte. Le Maroc se voit ainsi renforcé dans son statut séculaire d’allié fiable. L’Algérie se dévoile en allié stratégique et son armée, courtisée pour son expérience antiterroriste, s’affirme comme une force d’appoint indispensable sur un axe allant de la façade méditerranéenne aux prolongements territoriaux sahéliens. La Libye, absoute, devient un appui dans le renseignement sur les réseaux islamistes en Afrique. Pour ces trois Etats, les gains politiques d’un rapprochement avec Washington sont importants. Reste la grande inconnue du Sahara occidental et de son statut final. Dans le contexte actuel, il est permis de penser que les Américains ne laisseront pas l’agencement sécuritaire qu’ils mettent en place pour la région sahélienne souffrir de la moindre faille potentielle. Et c’est dans cette optique que des parlementaires américains en ont appelé à la Secrétaire d’Etat Condoleezza Rice afin qu’elle se saisisse du dossier. Face aux difficultés rencontrées par l’ONU, faut-il redouter la méthode américaine ?

Les Etats-Unis, l’Union européenne ainsi que plusieurs pays européens, africains et arabes ont, à l’occasion des émeutes des derniers jours, rappelé leur attachement au plan de paix élaboré par James Baker, ancien envoyé spécial du Secrétaire général de l’ONU. Ce plan, approuvé à l’unanimité par le Conseil de sécurité en décembre 2004, prévoyait l’organisation d’un référendum d’autodétermination après 5 années d’autonomie du Sahara occidental. Mais cette voie référendaire est une impasse puisque le Maroc l’a rejetée. Comment imaginer face à l’inflexibilité des positions un déblocage de la situation ? Qui aujourd’hui est en mesure de reprendre la main diplomatique d’autant que le président du Polisario n’a pas exclu l’éventualité d’un retour à la lutte armée même s’il y a lieu de penser et d’espérer que cet avertissement relève de la pression politique et diplomatique ?

Avec toute sa bonne volonté, il n’y a rien à attendre du côté de l’ancienne puissance coloniale. Le capital de crédibilité de la politique étrangère espagnole accumulé dans les années 90 a été lourdement affecté par les revirements brutaux opérés sous l’ère Aznar. L’influence de l’Espagne est d’autant plus limitée que cette question touche directement ses intérêts nationaux avec Rabat. La concentration de contentieux (Ceuta et Melilla, l’immigration, la délimitation des eaux territoriales avec les îles Canaries) et l’importance des intérêts économiques n’ont jamais laissé à Madrid une marge de manoeuvre dans sa relation bilatérale. La position du gouvernement socialiste est rendue plus inconfortable encore du fait que la cause sahraouie suscite, depuis toujours, sympathie et solidarité au sein de l’opinion publique espagnole en général et de l’électorat de gauche en particulier.

La France de son côté est d’abord soucieuse de maintenir à un haut niveau de confiance ses relations bilatérales avec le Maroc et l’Algérie. Elle s’en tient à une position d’équilibre entre deux partenaires privilégiés même si elle a toujours été attentive aux revendications territoriales marocaines notamment durant la guerre froide. Mais le contexte a changé et à l’heure actuelle il n’est pas dans son intérêt de compliquer les relations entre Rabat et Alger. Enfin, Paris ne peut tourner le dos aux principes ardemment défendus pendant la crise irakienne, à savoir, le respect de la légalité onusienne et le renforcement d’une Communauté internationale. Restent les Etats-Unis dont les intérêts stratégiques dictent une politique étrangère qui se pare, depuis le 11 septembre, d’un discours messianique sur la liberté. Cette dernière est devenue un instrument au service d’un seul dessein: la démocratisation, par la force s’il le faut, d’un Moyen-Orient considéré comme une source majeure de menaces. Pour les néoconservateurs de Washington, les retards économiques et politiques dont souffrent les pays de cette région génèrent des frustrations sociales sur lesquelles prospèrent islamisme, jihadisme, terrorisme. Mais ce raisonnement est trop simple pour ne pas être simpliste et le chaos irakien montre que la méthode de modernisation aux sons des canons n’est pas concluante. Gulliver empêtré redécouvre, pour s’en sortir, les vertus de l’action collective.(2) C’est sans doute ce qu’il faut entendre lorsque Condoleezza Rice évoquait, au moment de sa nomination, le retour au temps de la diplomatie.

Compte tenu de leurs difficultés au Machrek et de leurs nouvelles ambitions au Maghreb, il est difficile d’imaginer les Etats-Unis jouer une autre carte que celle de l’ONU pour résoudre un vieux conflit longtemps oublié, qui devient inquiétant. Si auparavant ils s’en remettaient à la voie onusienne par indifférence, aujourd’hui ils la sollicitent par intérêt; le maintien de l’équilibre régional au Maghreb est un impératif stratégique. L’ironie du sort ira-t-elle donc jusqu’à permettre aux Américains de renouer avec le soft power à la faveur d’un autre conflit des sables ? Sauront-ils être décisifs ? Là, rien n’est moins sûr. Dans l’immédiat, il faut s’attendre à ce que les Américains jouent de toute leur puissance d’influence sur une question clé, toujours en suspend: la désignation du prochain envoyé spécial du Secrétaire général de l’ONU. Or, compte tenu de la complexité du dossier, cette nomination ne sera pas aisée et prendra du temps. D’une part, parce qu’elle devra porter sur une personnalité au profil politique fort, acceptable par les deux parties, d’autre part, parce qu’après plus de 11 ans de gestion infructueuse, de dépenses s’élevant à 580 millions d’euros et de deux démissions (celle de James Baker et de son successeur Javier de Soto), Kofi Annan n’est pas prêt à engager à nouveau l’ONU sans assurances préalables. A moins d’un coup de théâtre majeur, la patience est recommandée bien que l’on ne puisse ignorer longtemps encore la détresse d’une population oubliée.

Tenter de dénouer l’écheveau sahraoui ne peut se faire sans prendre en considération trois niveaux de contrainte.

1- Pour le Maroc, le Sahara occidental relève d’une question nationale. Le roi Hassan II avait réussi à créer autour de cette question une union sacrée qui lui permettait de renforcer le statut de la monarchie dans le système politique marocain. Les attentats de Casablanca en mai 2003 ont dévoilé un champ religieux éclaté et une crise sociale profonde. Dans ce contexte incertain, ni le roi et ni la classe politique ne prendront le risque d’une initiative ouvrant la voie à un bouleversement de l’organisation étatique. A court terme, l’annexion est diplomatiquement suicidaire. L’indépendance est politiquement inconcevable. L’autonomie est techniquement ingérable. En présence de problèmes internes, le Sahara occidental demeure un point de ralliement patriotique.

2- Au niveau régional, l’absence d’un projet mobilisateur et le non-renouvellement de l’imaginaire politique ne permettent pas d’envisager un dépassement des égoïsmes nationaux ouvrant la voie à une intégration du Maghreb.

3- Au niveau global enfin, la Communauté internationale incarnée notamment par l’ONU reste l’otage des stratégies de puissance des Etats. Cependant malgré ces vicissitudes, le monde dans son ensemble a besoin de l’ONU et de son expérience en matière de résolution et de reconstruction post-conflit. Plus que jamais, les défis d’une paix durable passent par une conception politique de la sécurité et non uniquement militaire. Résoudre un vieux conflit comme celui du Sahara occidental ne relève pas de techniques de pacification mais d’un projet politique où sont en jeu des processus de légitimation et de délégitimation. C’est la fabrique sociale de la paix qui est au coeur de l’action parce qu’«aucun problème ne peut être résolu sans changer le niveau de conscience qui l’a engendré», Albert Einstein.

1- Sur ces questions voir l’article de Mounir B, « L’UMA du terrorisme, les zones crises du Maghreb », Le Quotidien d’Oran, 15-06-2005, p.3

2- Voir les résolutions 1483, 1500, 1511, 1546 du Conseil de sécurité adoptées depuis la fin des opérations militaires en mai 2003.

* Docteur En Sciences Politiques, Centre Morris Janowitz-Forces Armées Et Sécurité Toulouse