Les relations algéro-françaises vues par Mohammed Harbi, Benjamin Stora et Jean-Charles Jauffret

Ils répondent au Quotidien d’Oran

Les relations algéro-françaises vues par Mohammed Harbi, Benjamin Stora et Jean-Charles Jauffret

Le Quotidien d’Oran, 20 juillet 2004

Interviews Réalisées Par Notre Correspondant A Paris: Sarah Raouf

Une «première» depuis l’Indépendance, la visite du ministre français de la Défense suscitait, hier, les premiers commentaires de la presse parisienne. Le Quotidien d’Oran a demandé à trois historiens,

M. Harbi, Benjamin Stora et Jean-Charles Jauffret spécialiste des questions militaires de la «guerre d’Algérie», de commenter à chaud ce déplacement. Débat à distance entre trois familiers de l’Algérie qui, ici, ne sont pas forcément sur la même longueur d’onde.

Mohammed Harbi: «Une exagération des relations qui ne correspondent pas à la réalité»

Le Quotidien d’Oran: Trois chefs d’Etat français – Giscard d’Estaing, Mitterrand, Chirac – et plusieurs dizaines de ministres ont visité l’Algérie depuis 1962. Aucun détenteur du portefeuille de la Défense en revanche.

Mohammed Harbi: La défense n’était pas un champ de coopération privilégié entre les deux pays. Dès l’indépendance, l’Algérie avait choisi de coopérer avec l’Union soviétique pour ses fournitures d’armes. Jusqu’à présent, ses seuls échanges avec la France se sont limités à l’envoi en recyclage d’officiers à l’Ecole supérieure de guerre de Paris.

Q.O.: Pour autant, est-ce que cette inexistence de fait de coopération justifiait l’absence de dialogue entre les deux institutions militaires ?

M.H.: Des rapports ont existé dans des domaines particuliers sans que les deux pays le disent officiellement. Dans le secteur du renseignement par exemple, Paris et Alger se sont, souvent, livrés à des échanges d’informations.

Q.O.: Pour deux de vos pairs, Stora et Jean-Charles Jauffret, le poids du passé explique, dans une certaine mesure, le peu d’empressement des deux pays à nouer une coopération militaire. La guerre n’est pas étrangère aux rapports militaires distanciés entre Algériens et Français.

M.H.: Initialement, sans aucun doute. Dans les premières années post-indépendance, le passé a pesé. Mais ce qui, par la suite, a dû peser le plus, ce sont les alliances. Sur le plan militaire, l’Algérie trouvait ses intérêts avec l’URSS. Elle ne voyait pas d’avantages militaires particuliers dans ses relations avec la France. Encore que sous la présidence de Chadli, il y a eu quelques prospections dans le domaine de la coopération militaire.

Q.O.: La visite de Michèle Alliot-Marie, parce qu’elle constitue précisément une «première», est perçue comme le «signe fort» de la normalisation franco-algérienne.

M.H.: Normalisation n’est pas le mot le plus approprié. En Algérie, la tendance, aujourd’hui, est à la diversification de l’armement. Elle tend à une place plus importante en Méditerranée. La France, pour sa part, a besoin de faire marcher ses industries militaires. Dans ce contexte, elle ne peut ne pas tenir compte de son voisin du sud sur la scène méditerranéenne. Mais, dans le même temps, elle est obligée de faire de l’équilibrisme en Afrique du Nord. Depuis un certain temps, il y a, me semble-t-il, une exagération des relations franco-algériennes qui ne correspondent pas à la réalité.

Q.O.: C’est-à-dire…

M.H.: Il ne peut pas y avoir, c’est mon sentiment, des accords privilégiés entre Alger et Rabat quand on sait le type de rapports que la France entretient aussi avec le Maroc et la Tunisie.

Q.O.: Un ministre français de la Défense, c’est – commente-t-on simultanément à Alger et à Paris – un tabou qui tombe.

M.H.: Ce n’était pas un tabou. La France a déjà résolu un certain nombre de questions pendantes du fait de la guerre de libération. Très récemment, on a intégré au «nationalisme français» toute la corde des Algériens qui, pendant la guerre d’indépendance, se sont rangés du côté français contre d’autres Algériens. Aujourd’hui, le secteur français de la défense peut s’ouvrir officiellement aux Algériens sans risquer une réprobation de certains milieux français.

Q.O.: Dans sa déclaration à la presse au sortir de son audience avec le président Bouteflika, Michèle Alliot-Marie a plaidé la nécessité de «tourner la page».

M.H.: Tout Etat, tout individu est d’avis qu’à un certain moment, les intérêts sont assez importants pour imposer que l’on tourne la page. Ce qui ne veut pas dire qu’on enterre définitivement le passé. Personne n’a intérêt à oublier.

Q.O.: La formule «tourner la page» revient, depuis une vingtaine d’années, au gré des réchauffements de la relation bilatérale. Bouteflika lors de sa visite d’Etat en France en juin 2000 et Chirac durant la sienne en mars 2003 ont parlé de «véritable réconciliation» et de moment de «se tendre la main».

M.H.: Dans les relations entre Etats, il y a, à terme, une place à la convergence. Mais dès qu’un conflit surgit, le passé revient automatiquement. Chacun a intérêt à l’utiliser à son profit.

Q.O.: Est-ce à dire que, dans le cas du «mariage» franco-algérien, il reviendra sans cesse ?

M.H.: Pas nécessairement. Mais il peut revenir.

Q.O.: Un de vos collègues, J.-C. Jauffret, n’a pu publier le tome 3 de la série «La Guerre d’Algérie par les documents». L’accès au Service historique de l’armée de terre connaît une «refermeture», selon les historiens. Les déclarations algéroises de la ministre de laquelle dépend le SHAT sont-elles annonciatrices d’une réouverture dont profitera Jauffret ?

M.H.: On verra s’il y aura le déblocage du troisième tome dont se charge Jean-Charles. Pour nous historiens, ça sera une indication sur la volonté de mettre le cap sur ce travail de mémoire évoqué par les officiels.

Jean-Charles Jauffret:

«Il y a eu tout un travail souterrain»

Le Quotidien d’Oran: Le locataire de la rue Saint Dominique (1) en Algérie. Une «première» qui a mis du temps à se dessiner.

Jean-Charles Jauffret: Il n’y a rien de mystérieux. Quand on lie le mot défense avec Algérie, ça rappelle automatiquement de mauvais souvenirs. Il a fallu se montrer prudent dans la (mise en place de) relation militaire. Personnellement, la visite ne m’étonne pas. Quand on voit le Président Chirac se précipiter à Alger, au lendemain d’une élection contestable à mes yeux, il n’est pas étonnant que tous ses ministres, y compris le titulaire de la Défense, s’y engouffrent. Derrière le séjour d’Alliot-Marie, il n’y aucune raison sentimentale ou politique. Le motif est économique.

Q.O.: Entre l’Algérie et la France, dès que la relation touche au domaine militaire, ça devient une question sensible. Elle ressuscite les souvenirs de la guerre d’Algérie. Des observateurs l’ont redit ce week-end.

J.-C.J.: Il ne faut pas se focaliser sur le souvenir de la guerre d’Algérie. En Algérie, les pouvoirs successifs ont bâti leur légitimité sur une base extrêmement fragile. C’est le phénomène de l’hyper-commémoration du passé. Mes amis Harbi et Gilbert Meynier l’ont assez souligné. La visite (de Michèle Alliot-Marie) est, pour moi, un non-événement. Il y a eu tout un travail souterrain pour faire d’un non-événement, un événement.

Q.O.: Une visite d’un ministre français de la Défense, de surcroît une première du genre, ne peut être, quand même, réduite à un non-événement.

J.-C.J.: Telle est mon impression. L’explication est très simple. Avec une caisse absolument fabuleuse, l’Algérie est capable de payer cash. C’est un des meilleurs payeurs en Méditerranée. On s’y précipite. L’armée algérienne est en quête de matériel neuf et diversifié. La France et l’Algérie sont des marchés mitoyens. Les affaires tournent bien.

Q.O.: En France, jusqu’à aujourd’hui, l’évocation du passé algérien de l’armée française ne laisse pas indifférent. On a l’exemple des ex-officiers montés au créneau pour «défendre l’honneur» de l’armée contre les témoignages de Louisette Ighilahriz, etc…

J.-C.J.: C’est ce qu’il ne fallait surtout pas faire. C’est-à-dire partir sur des a priori avec un ou deux témoignages -qu’on peut respecter par ailleurs- pour en faire une généralité. Ça fait partie de ce qu’on a coutume d’appeler la «polémique sur l’Algérie». L’intéressant dans ce débat, c’est qu’on a eu, quand même, une sorte d’esquisse d’histoire qu’on peut appeler officieuse. Tous ceux qui avaient participé à un échelon plus ou moins élevé du commandement pendant la guerre d’Algérie ont voulu accéder à une vérité qui était, en fait, une contre-vérité. Même si dans ce livre blanc, il y a des témoignages qui restent précieux, d’ex-officiers parlant de leurs propres expériences. En réalité, on parle avec passion de l’Algérie quand on évoque quelques ouvrages alimentaires, à scandales du genre de George-Mars Benamou, quand on agite le Landerneau des injustices commises envers des Français d’Algérie ou des harkis. Mais la plupart du temps, c’est bien oublié et heureusement. Idem pour les jeunes générations en Algérie.

Q.O.: Quelle est, aujourd’hui, l’attitude de l’armée française par rapport au passé algérien. Est-elle disposée à ce que l’histoire s’écrive?

J.-C.J.: L’armée française ne fait pas l’histoire. C’est la vocation des historiens. Ils sont gênés en ce moment. Les militaires, actuellement en poste, ont complètement oublié la guerre d’Algérie. En 2001, le commandant en chef des forces avait dit, devant les officiers de Saint-Cyr que l’armée française (dans sa composante de l’époque, ndlr) n’était pas concernée par la guerre d’Algérie. Pour la plupart des cadres que je rencontre, c’est quelque chose qui est sortie tout à fait de leur esprit.

Q.O.: C’est une explication d’ordre générationnel.

J.-C.J.: Explication d’ordre générationnel. Mais, en même temps, l’armée française a corrigé tous les défauts accumulés pendant la guerre d’Algérie. Actuellement, l’armée française est la seule au monde à posséder un outil dont les Américains ont besoin: le code du soldat. Le ministère de la Défense est en train de mettre la dernière main au Code de la Défense: un code de déontologie du soldat dans le cas d’une guerre des villes, d’une guerre subversive ou d’une guerre contre le terrorisme. A l’origine de cette réflexion, la guerre d’Algérie, un sujet aujourd’hui oublié au sein de l’armée française.

Q.O.: Michèle Alliot-Mariot appelle à «tourner la page», à inscrire la relation «résolument dans l’avenir» mais «sans oublier», car «on ne doit pas oublier».

J.-C.J.: Les historiens devraient continuer leur travail pour traiter la plaie avant de tourner la page. Il ne faut pas -c’est un peu le drame de la guerre d’Algérie- enterrer des souvenirs qui risquent toujours de revenir à partir du moment où on les affabule par le mythe, parce qu’on ne connaît pas l’Algérie. Il faut continuer à aider les historiens et non pas essayer de les étouffer. Voilà mon sentiment. Il serait grand temps que l’Algérie s’y mette en ouvrant, très largement, aux historiens algériens, les archives qu’elles soient privées ou officielles.

(1) Siège Du MDN Français

Benjamin Stora:

«L’histoire, un outil pour éclairer le futur»

Le Quotidien d’Oran: Il aura fallu attendre 43 ans pour qu’un ministre français de la Défense se rende en Algérie.

Benjamin Stora: Il ne faut pas perdre de vue le fait que l’armée française a été profondément affectée par la guerre d’Algérie. Elle s’est retrouvée divisée sur l’issue du conflit. La tentative de putsch contre le général De Gaulle en avril 1961 en est une des illustrations. De tous les secteurs de la vie française, c’est elle qui a été le plus touchée par cette histoire. Il n’est pas étonnant que ça soit la dernière institution officielle à se rendre dans l’Algérie indépendante. Après quatre décennies.

Q.O.: «Quand on parle d’armée française en Algérie, dit un diplomate cité par l’AFP Paris, cela réveille des souvenirs». Côté français, fait-il remarquer, «on touche à des points très sensibles». Partagez-vous ce point de vue ?

B.S.: Bien entendu. Il s’agit d’une guerre. Et qui dit guerre dit inévitablement affrontement entre des armées. Ce n’est pas par hasard si, des deux côtés de la Méditerranée, ce sont les deux armées les plus affectées au plan mémoriel par la séquence 1954-62.

Q.O.: Des deux côtés de la Méditerranée, observateurs et éditorialistes parlent d’un tabou brisé avec la visite de Mme Michèle Alliot-Marie.

B.S.: Le tabou est tombé. Mais ça ne signifie pas que les blessures soient totalement refermées. Le tabou, je le pense, a sauté. Pour autant, le travail ne fait que commencer. Travail de réconciliation, travail sur soi, travail de reconnaissance des fautes commises par l’autre, etc.

Q.O.: Le «moment est venu de tourner la page» des «moments difficiles et d’affrontements» de la guerre, plaide le ministre. Reste qu’elle est le énième, d’un côté comme de l’autre, à le dire.

B.S.: Effectivement. Ça fait de nombreuses années qu’on dit que la page doit être tournée. A chaque fois, on retombe dans des ressentiments inavoués, dans des arrière-pensées, dans des soupçons, des accusations non formulées, etc. Entre la France et l’Algérie, c’est un travail compliqué, très très difficile. Cela dit, il faut saluer tout pas en avant. Tout ce qui est de nature à ajouter plus de sérénité doit être souligné, conforté. La tâche n’est pas aisée.

Q.O.: Pas plus tard que la semaine dernière, le chef de la diplomatie française indiquait que la «poursuite du travail de mémoire» sera au coeur du «traité d’amitié» appelé à être signé, courant 2005, par Chirac et Bouteflika. Doit-on comprendre par là que les relations franco-algériennes sont condamnées à faire avec l’histoire.

B.S.: C’est mon sentiment. Les deux pays sont condamnés à faire avec l’histoire. Une histoire très récente: un demi-siècle depuis le déclenchement de la guerre d’indépendance. Cinquante ans à l’échelle historique, ce n’est pas grand-chose.

De toute façon, on est condamné à faire avec cette histoire traumatique, une histoire d’occupation, de guerre, de résistance, de déplacements des populations, de traumatismes divers. Mais, en même temps, les défis du futur font que l’histoire ne doit pas être une contrainte pesante. Elle ne doit pas être un poids qui tire en arrière, mais un outil pour éclairer le futur. Ou bien l’histoire elle tirera en arrière, ou bien on se détachera de ce passé pour construire quelque chose.