Françalgérie: crimes et mensonges d’Etats – Prologue

FRANÇALGERIE :


CRIMES ET MENSONGES

D’ETATS

 

HISTOIRE SECRETE, DE LA GUERRE D’INDEPENDANCE A LA
« TROISIEME GUERRE » D’ALGERIE

LOUNIS AGGOUN et JEAN-BAPTISTE RIVOIRE

Editions La Découverte

Table des matières
Introduction

Prologue   Les trois guerres d’Algérie

1830-1848 : une logique génocidaire

En 1832, deux ans après le débarquement français en Algérie, une sombre affaire de vol commis par des membres de la tribu des Ouffas provoque la colère du gouverneur d’Alger, le duc de Rovigo, qui vient d’être nommé par la France. En représailles, il lance contre les Ouffas une attaque au cours de laquelle « tout ce qui y vivait fut voué à la mort » : « En revenant de cette funeste expédition, racontera le colonel Pélissier de Reynaud, plusieurs de nos cavaliers portaient des têtes au bout de leurs lances et une d’elles servit, dit-on, à un horrible festin [1] . » Simple dérapage d’un colonel français, ou massacre prémédité ? « Des têtes. Apportez des têtes, aurait demandé à l’époque le gouverneur d’Alger. Bouchez les conduites d’eau crevées avec la tête d’un Bédouin que vous rencontrerez. » Bilan, « il y eut douze mille morts chez les Ouffas. On trouva, les jours suivants, bracelets et boucles d’oreilles en abondance au marché algérois de Bab-Azoun. La devise de Rovigo était : « On m’a coupé trois têtes ; si dans 48 heures les coupables ne me sont pas livrés, j’irai chez vous et je prendrai trois cents têtes ; et il tenait parole » [2] . »

Dès lors, et jusqu’en 1848, les troupes françaises engagées dans la conquête de l’Algérie multiplient les expéditions meurtrières. En 1834, une mission parlementaire dresse à son retour d’Algérie un sévère bilan de la conquête : « En un mot, nous avons débordé en barbarie les barbares que nous venions civiliser et nous nous plaignons de ne pas réussir auprès d’eux [3] . » À partir de 1837 et l’arrivée de la Légion étrangère commandée par Achille de Saint-Arnaud sous la supervision du général Bugeaud, les massacres délibérés prennent une dimension effarante. L’objectif affiché, que l’on n’hésiterait pas aujourd’hui à qualifier de génocidaire, est de réduire les effectifs des populations algériennes, pour permettre à la colonisation de prendre ses aises. L’expression consacrée est : « Comprimer les Arabes » – elle est d’Alexis de Tocqueville, qui préférait cela à l’« extermination » des Indiens en Amérique.

Pour Bugeaud, le but « n’est pas de courir après les Arabes, ce qui est fort inutile ; il est d’empêcher les Arabes de semer, de récolter, de pâturer, [.] de jouir de leurs champs ». « Allez tous les ans leur brûler leurs récoltes [.], ou bien exterminez-les jusqu’au dernier [4]  » : cela s’appelle la razzia. Et la razzia devient bientôt routine : « Nous tombions sur une portion de la tribu des Garabas qui a été surprise, gobée, dévalisée : neuf cent quarante-trois boufs, trois mille moutons et chèvres, trois cents ânes, soixante chevaux, trois mulets, vingt chameaux, force poules, beaucoup de tapis, des tentes, de l’orge, du blé, de l’argent, etc., sept femmes et quelques hommes (ceux qui n’ont pas pu se sauver ont été tués), je crois qu’il est difficile de faire razzia plus complète. [.] Tant mieux, c’est très amusant », écrit le lieutenant-colonel de Montagnac, un de ces nombreux militaires français arrivés en Algérie avec le grade de lieutenant et repartis une quinzaine d’années plus tard avec celui de général. « Les femmes, les enfants accrochés dans les épaisses broussailles qu’ils sont obligés de traverser, se rendent à nous, continue de Montagnac. On tue, on égorge ; les cris des épouvantés, des mourants, se mêlent au bruit des bestiaux qui mugissent, bêlent de tous côtés. Chaque soldat arrive avec quelques pauvres femmes ou enfants qu’il chasse, comme des bêtes, devant lui [.]. Vous me demandez ce que nous faisons des femmes que nous prenons. On en garde quelques-unes comme otages, les autres sont échangées contre des chevaux, et le reste est vendu, à l’enchère, comme bêtes de somme. Parmi ces femmes, il y en a souvent de très jolies [5] . »

« Jamais peut-être une occupation ne s’est faite avec autant de désordre, même dans les siècles les plus barbares », écrira Pélissier de Reynaud dans ses chroniques algériennes en 1839. De retour d’un voyage d’enquête en Algérie en 1841, Alexis de Tocqueville admettra : « Nous faisons la guerre de façon beaucoup plus barbare que les Arabes eux-mêmes. [.] C’est, quant à présent, de leur côté que la civilisation se rencontre [6] . »

Février 1842, Tlemcen. Le lieutenant-colonel de Montagnac raconte l’ambiance qui règne dans un camp dressé par La Moricière, un officier polytechnicien connu pour avoir systématisé les massacres en les rebaptisant razzias, du nom de la pratique ancestrale de l’ennemi lui-même [7]  : « Il y a partout un pied de neige, hommes et chevaux, tout est couvert d’un manteau de frimas ; l’aspect du bivouac a quelque chose de sinistre. On n’entend que le bêlement des moutons et les cris des quelques malheureux enfants que nous avons pris, et qui meurent de froid dans les bras de leurs mères. [.] À dix heures du matin, nous levons notre triste camp et nous nous dirigeons vers l’emplacement où, la veille, nous avions fait cette fameuse razzia et où nous avions trouvé plus de 6 000 têtes de bétail. Le terrain que nous parcourons est jonché de cadavres de chèvres, de moutons, morts de froid ; quelques hommes, femmes, enfants, gisent dans les broussailles, morts ou mourants. [.] La Moricière profita de notre séjour à Frendah pour faire rechercher, par une colonne de quatre cents hommes, les bestiaux que nous avions laissés la veille ; cette colonne rencontra dans toutes les directions des cadavres d’hommes, de femmes, d’enfants. Ces malheureux, après avoir épuisé toutes leurs facultés physiques, étaient tombés anéantis. Cette expédition, par un temps horrible, a eu des conséquences immenses pour l’accomplissement de notre ouvre : toutes les fractions de tribus, et surtout la grande portion de Hachem, se sont rendues immédiatement. Il ne nous reste plus maintenant qu’à organiser ces nombreuses populations et à polir enfin l’ouvre immense que nous venons de terminer dans l’espace de quatre mois d’hiver. » Suite à cette expédition, La Moricière recevra la Légion d’honneur. Commentaire du général de Martimprey : « Cette campagne peut être considérée comme la cause la plus efficace de la conquête ; elle comptera dans les plus belles pages des annales de l’armée française. »

« Toutes les populations qui n’acceptent pas nos conditions doivent être rasées », écrit le lieutenant-colonel de Montagnac en mars 1843. « Tout doit être pris, saccagé, sans distinction d’âge ni de sexe : l’herbe ne doit plus pousser où l’armée française a mis le pied. Qui veut la fin veut les moyens, quoi qu’en disent nos philanthropes. Tous les bons militaires que j’ai l’honneur de commander sont prévenus par moi-même que s’il leur arrive de m’amener un Arabe vivant, ils recevront une volée de coups de plat de sabre. [.] Voilà, mon brave ami, comment il faut faire la guerre aux Arabes : tuer tous les hommes jusqu’à l’âge de quinze ans, prendre toutes les femmes et les enfants, en charger des bâtiments, les envoyer aux îles Marquises ou ailleurs ; en un mot, anéantir tout ce qui ne rampe pas devant nous comme des chiens [8] . » Et les razzias redoublent de férocité.

Juillet 1845, Dahra, le long du littoral à l’ouest d’Alger, vers Ténès. Le général Bugeaud préconise d’agir sans ménagement avec les fuyards, hommes, femmes, enfants et troupeaux, qui se réfugient dans les cavernes : « Enfumez-les comme des renards ! » Le colonel Pélissier (à ne pas confondre avec Pélissier de Reynaud, cité précédemment) s’exécute. « « À bout de patience », face au « fanatisme sauvage de ces malheureux » qui exigent, pour sortir, que l’armée française s’éloigne, il fait mettre le feu à l’entrée des cavernes. Le matin, tout est consommé. Cinq cents victimes, dit le rapport officiel. Aux environs de mille, témoignera un officier espagnol présent », qui donnera une description détaillée du drame : « Rien ne pourrait donner idée de l’horrible spectacle que présentait la caverne. Tous les cadavres étaient nus, dans des positions qui indiquaient les convulsions qu’ils avaient dû éprouver avant d’expirer. Le sang leur sortait par la bouche [9] . » Une partie de la population de la grotte est morte piétinée par les animaux affolés. Telle est l’ouvre qui distinguera Pélissier, lequel dira : « La peau d’un de mes tambours avait plus de prix que la peau de tous ces misérables [10] . »

Pour Saint-Arnaud, l’essentiel est que « le colonel Pélissier et moi, nous étions chargés de soumettre le Dahra, et le Dahra est soumis ». D’ailleurs, il raconte lui-même sa propre « enfumade » des Sbéahs : « Alors je fais hermétiquement boucher toutes les issues et je fais un vaste cimetière. La terre couvrira à jamais les cadavres de ces fanatiques. [.] Personne que moi ne sait qu’il y a là-dessous cinq cents brigands qui n’égorgeront plus les Français. » Un mois plus tard : « Je n’ai pas encore tout à fait fini avec les Sbéahs, mais cela avance. À la fin de l’expédition, j’aurai tué ou pris plus de deux mille Sbéahs. La tribu entière compte de dix à douze mille âmes. Et peut-être ne seront-ils pas corrigés [11]  ? »

En 1849, c’est la prise de l’oasis de Zaâtcha ; l’assaut se termine par un massacre général, qui donne lieu à des « scènes déplorables » : « Les zouaves, dans l’enivrement de leur victoire, se précipitaient avec fureur sur les malheureuses victimes qui n’avaient pu fuir. Ici, un soldat amputait, en plaisantant, le sein d’une pauvre femme, qui demandait comme une grâce d’être achevée et expirait quelques instants après dans les souffrances ; là un autre soldat prenait par les jambes un petit enfant et lui brisait la cervelle contre la muraille ; ailleurs, c’était d’autres scènes qu’un être dégradé peut seul comprendre et qu’une bouche honnête ne peut raconter », relate un témoin, Baudricour, tandis que le colonel Dumontel, parlant du même événement, ne fait pas dans la dentelle : « L’élan de nos soldats a été admirable. [.] Le sévère châtiment infligé à cette oasis a produit un salutaire effet [12] . »

Quelques années plus tard, prise de Laghouat, racontée par Eugène Fromentin, « jeune peintre et tendre écrivain », dans Un été dans le Sahara : « Sur les deux mille et quelque cent cadavres que l’on releva les jours suivants, plus des deux tiers furent trouvés en ville. On marchait sur du sang ; les cadavres empêchaient de passer. On dit que pendant longtemps la ville sentit la mort ; et je ne suis pas sûr que l’odeur ait entièrement disparu. Quand on eut enfoui tous les morts, il ne resta plus personne dans la ville, exceptés les douze cents hommes de garnison. Les survivants avaient pris la fuite. Les chiens eux-mêmes, épouvantés, privés de leur maître, émigrèrent en masse et ne sont pas revenus [13] . »

À l’issue de ces années d’horreur, l’Algérie a perdu le quart de sa population : de 1830 à 1849, sur une population estimée à 3 millions d’habitants à l’arrivée des Français, la conquête fait 700 000 morts. Au cours du siècle qui suit, jalonné de révoltes brutalement réprimées, la mémoire de cette guerre génocidaire restera inscrite dans les esprits de plusieurs générations.

1945-1962 : la « guerre contre-insurrectionnelle »

On peut considérer que la deuxième guerre d’Algérie commence véritablement en mai 1945, à Sétif. Ce jour-là, la population « indigène » est autorisée à manifester pacifiquement pour célébrer la fin de la Seconde Guerre mondiale. Dans la foule, surgit soudain un drapeau algérien. Furieuse, la police intervient pour s’en emparer, mais elle provoque une échauffourée. Une fusillade éclate. L’émeute se déchaîne, les manifestants s’en prennent aux Européens, à Sétif et dans plusieurs localités de la région. Bilan du côté des colons : cent deux (ou cent trois) tués, cent dix blessés et dix viols [14] .

La répression, conduite par l’armée française, mais aussi par des milices européennes déchaînées, sera d’une incroyable violence et fera des milliers de victimes : exécutions sommaires, massacres de civils, bombardements de mechtas par la Marine et l’aviation. Le bilan ne pourra jamais être établi. Selon l’historienne Annie Rey-Goldzeiguer, « la seule affirmation possible, c’est que le chiffre dépasse le centuple des pertes européennes et que reste, dans les mémoires de tous, le souvenir d’un massacre qui a marqué cette génération [15]  ».

Ce n’est donc pas un hasard si l’histoire semble se répéter dans la même région, en août 1955, dix mois après le déclenchement de la guerre d’indépendance. Responsable local de l’Armée de libération nationale (ALN), Youssef Zighout incite la population du Constantinois à se révolter, comme le rapporte l’historien Gilbert Meynier, auteur d’une magistrale histoire du FLN : « Le 20 août, en fin de matinée, en une trentaine de points du Constantinois, accompagnés de femmes et d’enfants, plusieurs milliers de paysans, sommairement armés de bâtons, haches, faucilles, fourches, serpes de démasclage de liège, couteaux, soigneusement encadrés de djounoud [combattants de l’ALN] en armes, s’élancèrent contre les civils – surtout européens – et contre des objectifs militaires ou administratifs. [.] Comme dix ans plus tôt, la répression fut impitoyable. [.] Des mechtas entières furent exterminées. Des centaines de gens furent enfermés au stade de Skikda où se produisirent des assassinats de masse. Des milices européennes surexcitées se livrèrent à la chasse à l’Arabe, en particulier lors des obsèques de soixante Européens à Skikda. Le maire de Skikda, Benquet Crevaux, se vanta d’avoir tiré de son balcon sur tout passant qui n’était pas européen. [.] Un rapport militaire rapporte que soixante civils auraient été exécutés sans jugement à El-Khroub et enterrés au lieu-dit Saroui. Un autre mentionne pour le seul secteur d’El-Harrouch sept cent cinquante morts [16] . » Bilan total : quelque 5 000 civils assassinés.

Janvier 1957, Kabylie. Récit de l’écrivain Mouloud Féraoun : « Des viols systématiques sont commis aux Ouadhias. Les soldats ont eu quartier libre pour souiller, tuer, brûler. Les maquisards de leur côté ont cru bon d’accabler la population et de la terroriser pour éviter qu’elle ne se rallie [aux Français]. C’est à qui se montrera le plus cruel, du fellagha ou du soldat. L’un pour continuer à dominer les ruines, l’autre pour les libérer de cette domination. [.] Après la mort du lieutenant Jacote, [.] le douar a été ratissé. Le premier village fut carrément vidé de ses habitants. Dans les autres villages, on a cueilli tous les hommes. Les hommes ont été enfermés tous ensemble durant quinze jours. On en a tué environ quatre-vingts, fusillés par petits paquets chaque soir. On faisait préparer les tombes à l’avance. Par ailleurs, après quinze jours, on a constaté que plus de cent autres avaient disparu. On suppose qu’ils ont été enfermés dans des gourbis pleins de paille et brûlés. Aucun gourbi, aucune meule ne subsiste dans les champs. Les femmes sont restées dans les villages, chez elles. Ordre leur fut donné de laisser les portes ouvertes et de séjourner isolément dans les différentes pièces de chaque maison. Le douar fut donc transformé en un populeux BMC [bordel militaire de campagne] où furent lâchées les compagnies de chasseurs alpins ou autres légionnaires. Cent cinquante jeunes filles ont pu trouver refuge au couvent des Sours blanches et chez les Pères blancs. On ne trouve aucune trace de quelques autres [17] . »

Dans un documentaire de Patrick Rotman, diffusé sur France 3 en 2002, un ancien appelé confirme que la région des Ouadhias devint quelques jours durant un immense bordel. Pire : il révèle qu’un jour, un soldat sort un nourrisson de son berceau et lui fracasse la tête en le projetant contre un mur. Poussé à la confidence, il avouera finalement être lui-même l’auteur de ce terrible geste [18] .

Cette année 1957, Tahar Zbiri, officier de l’ALN, fait état dans l’Aurès de « civils sommairement exécutés ou jetés dans le vide à bord d’hélicoptères ou du haut d’un ravin, de tortures collectives, de femmes mises à nu puis déchiquetées par des chiens excités par de sadiques paras à bannir du rang de l’humanité ». Ces évocations, écrit Gilbert Meynier, « concordent avec le célèbre article de Robert Bonnaud, paru en avril 1957 dans la revue Esprit, et intitulé « La paix des Nementchas » [19]  ». Dans le Nord-Constantinois, à Béni-Tlilane, « douar de 2 000 habitants, il y aurait eu près d’une centaine d’exécutions et l’oued aurait été teinté en rouge. Des hommes auraient été obligés de creuser leur tombe avant d’être abattus. D’autres auraient été enterrés vivants ou achevés à coups de hache [20]  ».

Outre les massacres (méthode employée également par le FLN, comme lors du massacre dit « de Mellouza » – il s’agissait en fait du douar voisin de Béni-Ilmane -, lors duquel les trois cent un habitants masculins du village furent assassinés, le 29 mai 1957, pour cause de collaboration supposée avec l’ennemi [21] ), l’armée française a fait de la torture systématique une arme de terreur. Prétendument justifiée par la « recherche de renseignements », sa pratique a été portée à une échelle jusque-là inédite, notamment lors de la « bataille d’Alger », début 1957 – ce que reconnaîtra en 2002 l’un des principaux responsables de cette politique, le général Paul Aussaresses [22] . Mais les Français ont aussi expérimenté en Algérie d’autres méthodes très efficaces de guerre contre-insurrectionnelle, comme la création de faux maquis destinés à discréditer l’adversaire. Exemple : la « Force K ».

En octobre 1956, Maurice Lassabe, un ancien commissaire de police sous Vichy promu divisionnaire en Algérie, recrute Djillali Belhadj, alias « Kobus », un militant indépendantiste alors emprisonné. Objectif du policier français, qui se fait appeler M. Aideux (E2, un service qui, comme en métropole, s’occupe des manipulations), racontent Roger Faligot et Pascal Krop : « Convaincre Kobus de travailler pour les Français en organisant dans la région de Duperré un contre-maquis contrôlé par la DST. Officiellement, cette « Force K » sera antifrançaise, mais, en sous-main, alimentée par les Français, elle combattra le FLN [23] . » Composée d’anciens nationalistes « retournés » ou recrutés de force, de criminels en fuite ou de voyous déguisés en combattants du FLN, la « Force K » est secrètement commandée par les capitaines Conille et Hentic, deux agents des services spéciaux français. Pour discréditer le FLN, elle fait courir la rumeur que ce dernier est inféodé aux communistes et que ses membres sont donc des « anti-Dieu » – cette surenchère intégriste, on le verra, sera répétée presque à l’identique dans les années 1994-1997 par les GIA de la Sécurité militaire, pour décrédibiliser les maquis de l’Armée islamique du salut (AIS).

Une autre technique de guerre psychologique, redoutablement efficace, a été mise en ouvre par les Français : faire croire à l’ennemi qu’il était totalement infiltré afin de l’inciter à organiser des purges injustifiées. C’est ce qui est arrivé en 1958 à un haut responsable de l’ALN, le colonel Amirouche, chef de la wilaya 3 (Kabylie). Intoxiqué par les services d’action psychologique du capitaine Paul-Alain Léger, il procéda à une terrible épuration des maquis kabyles, qui restera dans les mémoires sous le nom de « complot bleu », ou « bleuite » – affaire relatée en détail par Gilbert Meynier [24] . Spécialement visés, les plus instruits. D’une nouvelle recrue lettrée à la fois en arabe et en français, Amirouche aurait dit : « Celui-ci mérite d’être égorgé deux fois [25] . »

Le 30 juillet 1958, à son PC dans l’Akfadou, « devant environ six cents djounoud chantant en chour des chants patriotiques et assemblés en carré au garde-à-vous pour que leur soit divulgué le complot, commencèrent les grandes séances d’interrogatoires où furent entendus les principaux cadres du « complot ». [.] Le tribunal militaire commença ses séances le 2 août pendant que se poursuivaient les interrogatoires. [.] Alors que des gradés enchaînés attendaient leur supplice, des dizaines d’autres enduraient diverses tortures. [.] D’après un rapport de l’aspirant politique Hocine Zahouane, « le colonel Amirouche [.] réagit d’une façon brutale et spontanée, sans réflexion aucune. En confiant la direction de l’enquête, je veux dire des tortures, à un certain capitaine Ahcene [.], ancien collaborateur de la Gestapo, il déclencha le système de tortures le plus terrifiant que l’on ai jamais vu. [.] Outre les méthodes de la baignoire, de la flagellation, de la pendaison par les pieds, les coups de pied et de poing, des systèmes incroyables allaient voir le jour : l’arrachage des ongles, l’insertion d’aiguilles entre ongles et chairs, l’induction d’essence et l’inflammation des parties sexuelles. [.] Amirouche lui-même aurait déclaré que 20 % des exécutés étaient innocents, mais il se serait défendu en ces termes : « En tuant les deux tiers des Algériens, ce serait un beau résultat si l’on savait que l’autre tiers vivrait libre » [26] . » Au total, estime l’historien Sadek Sellam, les purges effectuées au sein de l’ALN de 1958 à 1961, largement provoquées par les opérations d’intoxication de l’armée française, ont fait quelque 7 000 victimes, privant ainsi la révolution algérienne d’une bonne partie de ses cadres [27] .

Cette affolante contamination par les méthodes de l’adversaire fera malheureusement école. La torture deviendra une pratique routinière pour les forces de sécurité de l’Algérie indépendante. Et lors de la « sale guerre » déclenchée en 1992, les généraux du « clan éradicateur » vont reprendre et perfectionner les méthodes de guerre contre-insurrectionnelle mises au point par l’armée française quelque trente-cinq ans plus tôt.

1988-2004 : la « sale guerre » des généraux éradicateurs

« Je suis prêt et décidé à éliminer trois millions d’Algériens s’il le faut pour maintenir l’ordre que les islamistes menacent [28] . » En prononçant cette phrase, en mai 1992, devant quelques dizaines d’officiers supérieurs à Alger, le colonel Smaïl Lamari, dit « Smaïn », numéro deux des services secrets algériens, se rend-il compte qu’il inscrit son action dans la droite ligne de celle de ses prédécesseurs français ? Comme les généraux Massu ou Bigeard, dont les paras torturaient les Algériens avec d’autant plus de facilité qu’ils ne les considéraient pas comme des hommes, mais comme des « ratons », ou des « bougnoules » [29] , les généraux éradicateurs algériens justifient désormais leurs crimes en considérant leurs adversaires islamistes comme des « infra-humains » (terme qui sera explicitement utilisé par certains intellectuels soutenant l’armée).

Et surtout, tout au long de la « troisième guerre d’Algérie », ils ont déployé – selon les termes de l’organisation Algeria-Watch, auteur en octobre 2003 d’un remarquable rapport sur ce sujet – une « effroyable « machine de mort », en large partie secrète, [.] utilisant, à une échelle sans précédent dans l’histoire des guerres civiles de la seconde moitié du xxe siècle, les techniques de « guerre secrète » théorisées par certains officiers français au cours de la guerre d’indépendance algérienne, de 1954 à 1962 : escadrons de la mort, torture systématique, enlèvements et disparitions, manipulation de la violence des opposants, désinformation et « action psychologique », etc. [30]  ».

Très liés à la DST française, celle-là même qui avait excellé dans la création de « faux maquis » destinés à terroriser la population lors de la guerre d’indépendance, les chefs du DRS (ex-Sécurité militaire), « Toufik » Médiène, « Smaïn » Lamari et Kamel Abderrahmane, créent ainsi à leur tour à partir de 1991 des « contre-maquis ». Composés d’islamistes « retournés » et secrètement commandés par des officiers du DRS, ces faux maquis qui se font appeler, comme les vrais, « Groupes islamiques armés » reçoivent pour mission de terroriser la population. À partir de l’année 1994, le DRS multiplie ces faux maquis et parvient même à placer à la tête de l’ensemble des « groupes islamiques armés » (les vrais et ceux qu’il dirige secrètement) un islamiste qu’elle contrôle : Djamel Zitouni.

Pour les généraux éradicateurs, la manipulation des GIA présente de nombreux avantages : elle permet d’inciter la population à se retourner contre les vrais islamistes en rébellion contre le régime, mais également de couvrir les opérations de « sale guerre » menées par les forces spéciales de l’armée, des opérations qu’il est impossible d’assumer devant l’opinion publique internationale. Dès 1993, les officiers du DRS qui arrêtent des suspects, de nuit, dans les montagnes, prennent ainsi l’habitude de se faire passer pour des islamistes. Au fil des mois, ces méthodes de « guerre contre-insurectionnelle » qui permettent de faire croire à la population qu’elle est systématiquement victime de « Groupes islamiques armés » vont permettre de brouiller les pistes en rendant difficile la distinction entre les crimes commis par de véritables islamistes et ceux imputables à des commandos des forces spéciales de l’armée. À l’été 1997, la confusion atteindra son comble avec l’organisation dans les banlieues islamistes d’Alger de terribles massacres de civils couverts par l’armée et commis par des commandos mixtes composés d’anciens islamistes « retournés » par les autorités et d’officiers du DRS infiltrés agissant avec la garantie que l’armée n’interviendrait pas.

Et les généraux vont également utiliser la couverture du « GIA » pour prendre Paris en otage. Dès 1993, des citoyens français sont en effet la cible de nombreuses opérations « terroristes », en Algérie puis en France même. Attribuées à l’époque au « GIA », ces opérations sont aujourd’hui dénoncées par plusieurs anciens officiers du DRS comme ayant été des opérations de « guerre psychologique » commanditées par les généraux pour terroriser la population française et contraindre Paris à soutenir coûte que coûte leur politique répressive. Comme l’OAS à la fin de la deuxième guerre d’Algérie, les généraux auront donc été jusqu’à utiliser le terrorisme pour contraindre la « métropole » à ne pas les lâcher.

Guerres génocidaires et paix des cimetières

Dans chacune des trois guerres qui viennent d’être évoquées, la France est donc impliquée. Mais à chaque époque, correspond une mentalité. En 1830, on tue, on brûle, on pille et on s’en vante avec une décontraction qui en dit long sur la façon dont les militaires français considéraient les « indigènes ». Entre 1945 et 1962, les méthodes sont comparables, mais l’époque a changé. Certes, les Algériens sont encore des indigènes dépossédés de droits, mais avec la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée en 1948, il devient plus difficile d’assumer les crimes contre l’humanité commis par l’armée. Pour combattre l’ennemi avec succès sans s’aliéner l’opinion publique internationale, les militaires français mettent au point des méthodes de « guerre moderne » particulièrement efficaces [31]  : obsédés par leur échec en Indochine face au « Viêt-cong », leur objectif premier est de couper les résistants de la population (« retirer l’eau au poisson »), grâce à l’« action psychologique » et aux techniques de basse police, qui frappent cruellement la population civile [32] .

Après 1988 et le massacre à la mitrailleuse de plusieurs centaines de jeunes manifestants à Alger, c’est en coulisse et au prix d’une gigantesque manipulation de l’islamisme et de l’opinion publique internationale que va se mener la troisième guerre d’Algérie. Pour justifier l’interruption des premières élections libres de toute l’histoire du pays et le coup d’État qui s’ensuit, les putschistes vont en effet tout faire pour inciter l’opposition islamiste à basculer dans la lutte armée, un scénario apocalyptique sur lequel ils s’appuient encore aujourd’hui pour justifier leur maintien au pouvoir. En cent soixante-quatorze années, la population algérienne n’aura décidément jamais eu le droit de choisir ses dirigeants et elle aura payé un lourd tribut à la colonisation.

Environ 700 000 victimes de 1830 à 1848, sans doute au moins 300 000 de 1954 à 1962, près de 200 000 depuis 1992 : c’est dire à quel point les armées affectées à ces tueries n’ont jamais cessé de trancher des têtes, et les populations algériennes n’ont jamais trouvé le temps pour les relever. Et pour chaque tué, quels drames l’accompagnent ? Combien de veuves et de veufs, combien d’orphelins ? Combien sont handicapés à vie, combien sont devenus fous ? Combien ont perdu leur maison, leur propriété, combien ont été déportés, exilés, envoyés dans des camps de concentration [33]  ? Combien, restés vivants, auraient préféré mourir plutôt que de subir l’humiliation d’une vie pitoyable ? Combien ont vu leur équilibre psychique bouleversé, combien de femmes violées, parfois en présence de leur mari ou de leur père ? Et comment une société peut-elle se relever lorsque tant de ceux qui pensent, qui organisent, qui aident, qui protestent ont été voués à la mort près de deux siècles durant ?

La guerre, c’est toujours laid, on n’y fait pas de cadeau, dira-t-on. Mais la plupart de ces tués ne sont pas des « hommes » pris « les armes à la main », selon l’expression consacrée pour justifier leur meurtre : il s’agit pour l’essentiel de civils innocents, de femmes, de vieillards, d’enfants, de nourrissons, les plus vulnérables, tirés de leur lit, de leur berceau, exécutés sauvagement, en abandon total des sentiments humains, par l’une ou l’autre des parties armées, par vengeance, par punition, pour terroriser, voire pour gagner à soi la soumission des rescapés. Tuer ne vise pas à anéantir les forces militaires de l’adversaire, mais à terroriser les survivants, à pérenniser l’impact de la violence sur les générations futures.

Pour l’historien Olivier Le Cour Grandmaison, évoquant la conquête coloniale, cette guerre permanente ne connaîtra que « des moments de paix consécutifs à l’écrasement des résistances et des insurrections », des « paix des cimetières, devrait-on dire, car cette paix n’a pas pour fondement la concorde ou des accords conclus entre puissances souveraines, qui se reconnaissent comme telles, au-delà des conflits les ayant opposées, mais la supériorité momentanée des armes et la terreur de masse [34]  ».

Voilà le quotidien auquel sont soumis les Algériens depuis cent soixante-quatorze ans : le reniement de leur humanité. Trois guerres mettant en ouvre des procédés analogues, présentés pour les besoins de la communication sous les vocables de « compression », de « pacification » ou d’« éradication », mais visant les mêmes objectifs : annihiler toute capacité de la société à s’organiser, faire disparaître ses élites, détruire son économie, brûler ses vergers, voler ses biens, tuer, tuer, tuer. « Comprimer » comme on se livre parfois à l’enrayement d’une prolifération trop forte de rats, de cafards, de mouches, avec l’apport de techniques toujours plus modernes. Il devient ensuite aisé de justifier le sort réservé à ces « rats » en affirmant qu’il n’y a dans l’histoire aucune trace de leur aptitude à constituer un État. La boucle est bouclée et on peut repartir pour un autre tour.

Comment cette situation a-t-elle été rendue possible ? Par quel cheminement cela s’est-il produit ? C’est à tout cela que nous avons voulu répondre dans ce livre. Pour aider à comprendre, dans toute sa vérité, la troisième guerre d’Algérie, qui se déroule depuis 1988 dans un silence à crever les tympans.



 

 

[1] Cité par François Maspero, L’Honneur de Saint-Arnaud, Plon, Paris, 1993, p. 89 (édition de poche : Seuil, coll. « Points », Paris, 1995). Ce livre remarquable est l’un des rares à retracer avec précision les conditions effroyables de la conquête de l’Algérie par la France.

[2] Ibid., p. 142.

[3] Ibid., p. 91.

[4] Ibid., p. 177-178.

[5] Ibid., p. 193.

[6] Marc Ferro (dir.), Le Livre noir de la colonisation, XVIe-XXIe siècle : de l’extermination à la repentance, Robert Laffont, Paris, 2003, p. 491.

[7] Voir François Maspero, préface à l’ouvrage d’Yves Benot, Massacres coloniaux, 1944-1950. La IVe Républiqueet lamise au pas des colonies françaises, La Découverte, Paris, 2001.

[8] Lieutenant-colonel Lucien François de Montagnac, Lettres d’un soldat, Plon, Paris, 1885, réédité par Christian Destremeau, 1998, p. 153 (cité par Alain Ruscio, « Y’a bon les colonies », in Oublier nos crimes, Autrement, n° 144, avril 1994, p. 41).

[9] Cité par François Maspero, L’Honneur de Saint-Arnaud, op. cit., p. 243 et 246.

[10] Cité par François Maspero, préface à l’ouvrage d’Yves Benot, Massacres coloniaux, op. cit., p. IX.

[11] Cité par François Maspero, L’Honneur de Saint-Arnaud, op. cit., p. 247-249.

[12] Ibid., p. 312-313.

[13] Ibid., p. 230.

[14] Sur les événements du Nord-Constantinois en mai-juin 1945, et les années qui les ont précédés, voir l’ouvrage de référence de Annie Rey-Goldzeiguer, Aux origines de la guerre d’Algérie. 1940-1945, de Mers-el-Kébir aux massacres du Nord-Constantinois, La Découverte, Paris, 2002.

[15] Ibid., p. 12.

[16] Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN, 1954-1962, Fayard, Paris, 2002, pp. 280-281.

[17] Mouloud Féraoun, Journal 1955-1962, Bouchène, Alger, 1990, p. 204 (réédition de l’ouvrage posthume paru au Seuil, en 1962).

[18] Document télévisé de Patrick Rotman, L’Ennemi intime. État d’armes, France 3, 6 mars 2002.

[19] Texte intégral dans l’ouvrage de Marc Ferro (dir.), Le Livre noir de la colonisation, op. cit., p. 13.

[20] Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN, op. cit., p. 285.

[21] Ibid., p. 453.

[22] Paul Aussaresses, Services spéciaux. Algérie, 1955-1957, Perrin, Paris, 2001.

[23] Roger Faligot et Pascal Krop, DST, police secrète, op. cit., p. 176.

[24] Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN, op. cit., pp. 430-445.

[25] Ibid., p. 433.

[26] Ibid., p. 434.

[27] Cité par Gilbert Meynier, ibid., p. 430.

[28] Cité par Mohammed Samraoui, Chronique des années de sang, op. cit., p. 163.

[29] Comme l’a dénoncé le général Jacques Paris de Bollardière, in Peter Batty, La Guerre d’Algérie, 3 : Un problème de conscience, documentaire télévisé de la RTBF, 1984 (diffusé sur FR 3 en 1990).

[30] Salah-Eddine Sidhoum et Algeria-Watch, Algérie : la machine de mort, <www.algeria-watch.org/fr/mrv/mrvtort/machine_mort/machine_mort.htm>, octobre 2003.

[31] Méthodes dont l’un des principaux théoriciens fut le colonel Roger Trinquier, La Guerre moderne, La Table ronde, Paris, 1961.

[32] Sur ce point, voir le documentaire de Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort, l’école française, Canal Plus, « Lundi investigation », 1er septembre 2003 ; et l’ouvrage très documenté à paraître sous le même titre (La Découverte, Paris, 2004).

[33] Marc Ferro, Le Livre noir de la colonisation, op. cit., p. 496.

[34] Olivier Le Cour Grandmaison, « Guerre coloniale : guerre totale ? Brève remarques sur la conquête de l’Algérie », Drôle d’époque, n° 12, printemps 2003.