Le drame de Tibhirine et le DRS

Le drame de Tibhirine et le DRS

par François Gèze, Algeria-Watch, 4 juillet 2006

Le dixième anniversaire de l’enlèvement et de l’assassinat des sept moines de Tibhirine (voir le dossier d’Algeria-Watch consacré à « L’affaire des moines de Tibhirine » ) a donné lieu à de nombreux hommages et commémorations, dont celui, très émouvant, se plaçant sur un plan « exclusivement spirituel, fraternel et chaleureux », publié le 16 juin 2006 par le site Oumma.com, sous le titre « Moines de Tibhirine ; un dixième anniversaire bien discret » . C’est à la réaction à ce texte bienvenu, publiée le 21 juin 2006 sur Oumma (« Tibhirine, une lumière étouffée ? » ), de Henry Quinson – traducteur du livre de John Kiser, Passion pour l’Algérie, les moines de Tibhirine , Nouvelle Cité, mars 2006 (1) – que je voudrais à mon tour réagir.

L’intervention de M. Quinson présente des aspects intéressants, même s’il propose une vision singulière, et souvent déformée (voire fausse), des relations entre Christian de Chergé, le prieur de Tibhirine, et l’ordre des trappistes. Sur ce point, je me permets de renvoyer à la très claire mise au point, le 27 juin, du Père Armand Veilleux, certainement le plus compétent sur la question ( « Les élucubrations de Henry Quinson » ). Mais un autre point me semble aussi poser problème, c’est l’évocation par M. Quinson du rôle des services secrets algériens (DRS, ex-SM) dans l’enlèvement et l’assassinat des moines : sur ce point, ce texte reste à tout le moins, c’est le moins qu’on puisse dire, au milieu du gué (comme au demeurant le livre de John Kiser, fort intéressant par ailleurs).

En effet, les informations dont nous disposons à ce jour attestent de façon indiscutable que Djamel Zitouni, l’« émir national » du GIA (depuis octobre 1994) qui a revendiqué l’enlèvement et l’assassinat des moines de Tibhirine en 1996, était un agent du DRS. Et que ce sont les responsables de ces services, au cour du pouvoir algérien depuis 1962 et qui le contrôlent à peu près totalement depuis quinze ans, qui ont organisé et géré l’enlèvement (et très probablement l’assassinat) : en l’occurrence le général Smaïn Lamari (chef de la Direction du contre-espionnage et numéro deux du DRS derrière le général Toufik Médiène, depuis septembre 1990 jusqu’à ce jour) et le colonel M’Henna Djebbar (chef du CTRI de Blida, antenne du DRS dans l’Algérois, de 1990 à 2001).

On se reportera sur ce sujet au rapport très complet de Salima Mellah, « Le mouvement islamiste entre autonomie et manipulation » (rédigé en mai 2004 pour la session du Tribunal permanent des peuples qui s’est tenue à Paris en novembre 2004, sur les violations des droits de l’homme en Algérie). Il montre à quel point, en 1996 (et bien avant déjà), le GIA n’avait pas le moindre rapport avec une « conception dévoyée de l’islam », mais relevait essentiellement de la fabrication sophistiquée par le DRS d’un pseudo « islam radical », visant avant tout à écraser par la terreur le peuple algérien. Piège dans lequel sont d’ailleurs tombés nombre d’islamistes algériens trop naïfs : révoltés par le « système », ils ont rallié, de 1992 à 1995, le GIA-DRS sans se rendre compte qu’il était avant tout une organisation de « contre-insurrection » construite par le DRS, sur le modèle de la « Force K » et des faux « maquis FLN » fabriqués par les services secrets français lors de la guerre d’indépendance algérienne.

Bien sûr, en janvier 1994, quand le Frère Christian de Chergé a rédigé son « testament » bouleversant (cité par Oumma.com dans son article du 16 juin dernier), il ne pouvait savoir que les crimes atroces du GIA « commis au nom de l’islam », qu’il cherchait à comprendre (« toi aussi, l’ami de la dernière minute, qui n’aura pas su ce que tu faisais »), étaient en réalité le fruit d’une manipulation des chefs du DRS. Ce testament a été écrit en effet peu après le terrible assassinat, attribué officiellement au GIA, le 14 décembre 1993, de quatorze techniciens croates du chantier de Tamesguida, à quelques kilomètres du monastère, des hommes auxquels les moines de Tibhirine étaient très liés : ils ont été enlevés et égorgés méthodiquement par un commando de cinquante hommes armés et cagoulés, les assassins ayant séparé soigneusement les musulmans des chrétiens, épargnant les premiers et tuant les seconds « au nom de l’Islam ».

Or, la légitimation de ce type de pratique criminelle est totalement étrangère aux traditions des religieux algériens (en dehors peut-être de quelques très hypothétiques extrémistes égarés). On sait aujourd’hui que ce massacre, comme tant d’autres revendiqués par le GIA, correspond en fait à une matrice « made in DRS » : des « émirs » qui sont en réalité des officiers du DRS (s’étant fait passer pour des déserteurs) ou des islamistes retournés et « tenus » par le DRS, encadrant des jeunes incultes, à qui ils ordonnent d’éliminer – le plus souvent sous l’emprise de la drogue – de façon barbare les « cibles » choisies par les chefs du DRS (depuis les intellectuels anti-islamistes jusqu’aux habitants des zones ayant voté FIS, en passant par des étrangers ou des religieux chrétiens).

Autant la posture « compréhensive » de Christian de Chergé, quand il rédigeait son « testament » en 1994, nous apparaît à juste titre admirable (il ignorait évidemment tout cela), autant aujourd’hui, il n’est plus possible de n’évoquer le rôle du DRS dans l’enlèvement des moines qu’avec des conditionnels prudents et des questions, comme le fait dans son texte Henry Quinson (« Quand saurons-nous toute la vérité sur les commanditaires du crime et leurs alliés ? La mort des moines est-elle une bavure de la SM que l’on a ensuite déguisée en assassinat ? ») et plus encore le livre de John Kiser dont il est le traducteur. Cela laisse l’impression pénible que la mort des moines ne peut plus être évoquée que par la dimension spirituelle de leur engagement en terre d’islam, alors que les conditions de leur assassinat à l’initiative de militaires criminels se moquant totalement de la religion, relèveraient d’une tout autre sphère. Cette séparation me paraît choquante et, sur le fond, totalement contradictoire avec le témoignage même des moines.

Il faut dire que, à de très rares exceptions près (comme le Père Armand Veilleux, partie prenante de la plainte déposée en France en 2003 par la famille de l’un des moines assassinés : voir son site personnel ), les nombreux religieux catholiques qui ont évoqué ces dernières années le drame de Tibhirine dans des écrits ou des films, ont, eux, totalement passé sous silence la responsabilité du pouvoir algérien, cautionnant ainsi l’idée fausse que les moines ont été des « victimes de l’islam » (certes « dévoyé », etc., mais cela ne change rien). Comme si une consigne de silence, du haut en bas de l’Église catholique, visait ainsi à « préserver l’Église d’Algérie », dont on sait que le chef, Mgr Henri Teissier, a toujours collé très fidèlement aux thèses du pouvoir algérien, et s’est bien gardé de dénoncer les crimes atroces commis par le DRS et les forces spéciales de l’ANP depuis 1992.

À cet égard, le silence encore plus complet observé par l’Église à propos de l’assassinat de l’évêque d’Oran, Mgr Pierre Claverie, le 1 er  août 1996, est tout aussi choquant. On sait en effet aujourd’hui que, selon toute probabilité, Mgr Claverie a été assassiné à l’initiative des chefs du DRS, parce qu’il connaissait le rôle joué par ces derniers dans le drame de Tibhirine et qu’il était donc « dangereux » de le laisser en vie (2).

Tout cela pour dire que les questions religieuses ne peuvent être considérées et analysées indépendamment du contexte politique et social dans lequel elles sont toujours inscrites. Et que, s’agissant plus particulièrement du dialogue islamo-chrétien en Algérie, limiter sa compréhension à ses seules dimensions – certes importantes – spirituelles et théologiques, revient à ignorer le rôle pourtant essentiel de l’instrumentalisation très politique de la religion par les pouvoirs, quels qu’ils soient (celle de l’islam par les colons français hier et par les généraux algériens aujourd’hui, celle du catholicisme par le Vatican). Position qui me semble à l’exact opposé de l’engagement des moines de Tibhirine.

1- Voir sur ce livre le commentaire du Père Armand Veilleux, engagé depuis le début du drame dans le combat pour la vérité sur l’assassinat de ses frères trappistes : «  Tibhirine, dix ans après : un anniversaire, un livre, une enquête judiciaire » .

2- Voir Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire , Françalgérie, crimes et mensonges d’États , La Découverte, Paris, 2004, p. 489-490.