Sid Ahmed Semiane: Au refuge des balles perdues

Sid Ahmed Semiane, Au refuge des balles perdues. Chroniques des deux Algérie, La Découverte, Paris, 2005. Introduction : Je suis un traître

« Un jour, nous serons ce que nous voulons. »
Mahmoud Darwich

À Abdennour Ali Yahia,
pour l’humanité qu’il a au fond des yeux.

Couverture

Les chars d’octobre

5 octobre 1988. Je n’avais pas encore dix-sept ans et les chars étaient déjà là, dans la rue, pivotant dans une rotation chaotique leurs canons prêts à cracher du mépris. Il y a des dates qui ressemblent à des tremblements de terre devant lesquels s’avoue vaincue la tectonique.
C’est effrayant, un char en dehors d’une caserne. C’est comme un fauve affamé en dehors d’une cage ; il ne fait pas bon se trouver sur son chemin.
Un char, ça écrase tout : l’espoir, la terre, les hommes, les gamins…
Quand on a vu des chars dans la rue, on n’est plus tout à fait un enfant, on ressemble déjà à ses parents : on se réapproprie leurs cauchemars, leurs frayeurs et leurs suppliques d’autrefois – celles que l’on croyait à tout jamais englouties et scellées dans les caveaux de l’histoire. Des suppliques sottes pour que cessent le bruit et la haine des chenilles métalliques qui écrasent l’asphalte et le cri des insurgés.

Nos parents ont connu les chars de la guerre de libération, de la bataille d’Alger, et parfois d’autres chars encore, conduits par d’ignobles nabots, des putschistes locaux sans épaisseur, mais dont le souvenir me paraît aussi lointain que la guerre d’Algérie.
1988. Cette année-là, vingt-six ans après l’indépendance, nos parents ont peut-être cru voir leur échec dans la présence de ces chars qui menaçaient de mort leurs propres enfants. Qui sait ? C’est pour cela qu’ils sont restés silencieux, nos parents. Ils n’ont pas su nous épargner cette tragédie mécanique.

Quant à cette autre génération, née après l’indépendance, aujourd’hui trentenaire ou quadragénaire, elle non plus n’a pas su épargner la présence insupportable de ces chars à ses propres enfants. Même frayeurs et même échecs intergénérationnels que chacun lègue à l’autre. Nous léguons nos échecs à nos enfants comme d’autres lèguent des héritages devant un notaire.

Les chars sont un élément constitutif de notre histoire. Nous avons fini par intégrer cette donnée historique à nos dépens, depuis longtemps déjà. Un peu comme si notre destin était irrémédiablement lié à celui de ces machines de guerre.

Nous étions nombreux à voir ces canons monstrueux avec leurs chenilles bruyantes et menaçantes pour la première fois. Nous étions nombreux aussi à couver dans la tête cet étrange sentiment que leur présence nous était entièrement dédiée. Et ce qui n’était encore qu’un vague sentiment d’appréhension est vite devenu une certitude, dès les premières balles tirées, sans sommation, en direction des enfants sortis manifester dans la rue.
Des militaires algériens avaient tiré sur des enfants. Le comble de l’horreur est certainement de savoir qu’il y avait là une volonté de tuer. De faire mal. De rabaisser l’autre. Et l’autre, c’était nous.

Les gamins que nous étions ont très vite compris que ce n’était plus du cinéma, ces chars. C’était pour de vrai. Ce n’était pas une kermesse louant la grandeur de la révolution ou l’irréversibilité des choix socialistes d’une Algérie postcoloniale, telles qu’enseignées par l’exaltation d’une école aux bottes de la propagande. Non. C’était le général Khaled Nezzar – sorti de sa réserve et de son anonymat qu’il n’aurait jamais dû quitter, chargé par le président Chadli Bendjedid de « rétablir l’ordre » pendant l’état de siège – qui guidait ses troupes pour marcher sur Alger. Objectif : mater des enfants en colère qui cassaient tout sur leur passage, avec une obstination particulière pour les sièges des ministères, les mairies, les bureaux d’entreprises étatiques, les locaux du FLN, les commissariats de police, les impôts, les organisations de masse…

Tous les symboles visibles de la corruption et de la bureaucratie du parti unique étaient devenus les cibles privilégiées de la fureur de ces jeunes émeutiers.
Durant ces moments d’incertitude, on ne pense qu’à l’instant précis, en espérant arriver en vie chez soi, en slalomant entre les balles perdues et les arrestations arbitraires de la Sécurité militaire (la sinistre « SM ») et des autres services de police. Nous étions là et nous attendions, terrifiés, sans trop savoir quoi exactement : peut-être une issue à l’impasse. Un cessez-le-feu. Une trêve. Une voix pour nous dire. Un homme pour expliquer. Un responsable pour nous parler. Ou juste un média pour informer. Mais rien.

Les balles et les rumeurs sifflaient à la même vitesse. Les militaires usaient de leurs armes de guerre. Dans la rue, on comptait les blessés. Les morts. Les arrestations. Les disparus. Dès les premières victimes, les enfants qui étaient sortis, comme pour s’amuser, braver un danger suprême ou exprimer une frustration ancienne, trouvaient subitement une raison légitimée pour ne pas se calmer. Désormais, les affrontements avaient un sens : le sang avait coulé.
Plus personne ne contrôlait rien. La télévision nationale « tirait à vue », elle aussi, sur les jeunes sortis dans la rue qu’elle qualifiait de voyous et de vandales ; le reste du temps, elle diffusait en boucle des appels au calme ou des communiqués officiels de l’autorité militaire menaçant parents et manifestants.

Pour s’informer, les radios étrangères étaient nos seules sources d’information. Les antennes paraboliques n’étaient pas encore un outil courant dans les foyers. Trop coûteuses. Leur démocratisation se fera une année plus tard, dès 1989. L’inefficacité des médias algériens était pitoyable. Leur absurdité, une réalité. Et leur silence, un drame national.
Les émeutes d’octobre étaient une manipulation odieuse du pouvoir qui, dans ses incessantes luttes de clans, a exploité la colère latente de la rue – qu’il a manipulée en amont pendant plusieurs semaines – pour justifier en bout de répression ses nouveaux choix politiques.

Nous voulions enfin vivre

Les quelques jours d’émeutes avaient provoqué plus six cents morts, des milliers d’arrestations et presque autant de cas de torture. Une parfaite abjection. Dans la confusion émotionnelle, ces émeutes ont donné naissance, au forceps, à une nouvelle Constitution qui paraphait la fin officielle du parti unique. Pour nous, le rêve était de nouveau permis. La brèche était ouverte. On parlait enfin de démocratie. De liberté. Les islamistes, manipulés par le pouvoir, s’engouffraient et saisissaient la balle au pied. Mais peu importe. Ils seront des adversaires politiques. L’essentiel, c’est de parler. Et chacun a droit à cette parole. Les gens se rencontrent. On parle. Et c’est beau. On s’engueule. Mais c’est beau quand même. Le rêve est tout proche. Les buralistes n’ont presque plus de place pour présenter l’ensemble des nouveaux journaux, presque deux cents titres.

Nous vivrons des moments épiques. Des paroles fabuleuses fusaient de partout. Des idioties étaient formulées aussi. Mais on parle. C’est l’essentiel. On se réapproprie le langage. Une énergie se créait. On voulait enfin vivre dans ce pays. Et on y croyait.
C’est dans cette brèche, entre deux états de siège, à dix-sept ans, juste après le bac, que je me glisse à l’intérieur d’une rédaction pour me faire les dents. Je m’étais dit que le chemin le plus court pour arriver au métier d’écrivain était la presse écrite. Le journalisme provisoirement comme ersatz littéraire !

À dix-sept ans, des médias, je ne connaissais pas encore grand-chose. D’ailleurs, il n’y avait pas grand-chose à connaître. À part Algérie-Actualité, un hebdomadaire de haute facture, que je lisais de manière assidue depuis trois ou quatre ans, tous les autres journaux étaient d’une fadeur manifeste. Je trouvais, comme de nombreux lecteurs, mon bonheur dans les pages Culture et société de cet hebdomadaire, même si les pages politiques restaient grossièrement fermées au débat.

Algérie-Actualité a été un hebdomadaire atypique où une réelle liberté de ton existait, même si cette liberté était plus ou moins tolérée par les parrains de la présidence de la République, qui voulaient en faire une soupape de sécurité supplémentaire. Une vitrine annonçant une ouverture politique sous contrôle. Les signes avant-coureurs de la couleur des réformes. Malgré cette liberté sous surveillance, ce journal, disparu aujourd’hui, grâce à des journalistes talentueux qui avaient réussi à assiéger sa rédaction, était devenu un îlot de réflexion qui nous permettait alors de nous poser de nouvelles questions sur nous-mêmes.
On se régalait des premiers reportages sur le raï, les jeunes, la sexualité, l’identité, la religion, tous les thèmes proscrits étaient abordés avec intelligence et finesse. La parole se libérait. Ferhat M’henni (chanteur d’expression berbérophone et militant des droits de l’homme), Albert Cossery, Youcef Chahine, Bigeard ou Benhamza dit « Le rouquin », un ancien puissant officier de la Sécurité militaire… chacun avait droit à son quart d’heure de gloire warholien dans ce journal.

Je ne savais pas encore que des thèmes comme l’identité ou la sexualité étaient proscrits. Je les découvre en temps réel comme une évidence qui tombe sous le sens, croyant qu’ils ont toujours existé avec la même fraîcheur dans les pages de ce journal et que seuls mon jeune âge, mon manque de maturité et d’intérêt pour les journaux, de manière générale, m’ont laissé dans une ignorance crasse durant les années précédentes. Et pourquoi la sexualité serait-elle un sujet tabou ? Et pourquoi l’identité serait-elle un thème délicat ? Et pourquoi ne pourrions-nous pas parler de la musique raï alors que tout le monde l’écoutait ? Pourquoi serait-il si inconcevable de parler de soi en fait et de ce que nous sommes réellement ?
Quand j’arrive, quasiment à la même époque, à la radio, je découvre d’autres aberrations. Des chanteurs étaient interdits de diffusion, parmi eux : Enrico Macias (que tous les Algériens connaissaient par cœur), Salim Hallali (un Juif tunisien), Lili Boniche et la musique kabyle en règle générale, jugée subversive et contre-révolutionnaire… Je ne me souviens pas de toute la liste des disques interdits de diffusion, mais il y avait une belle panoplie. J’ai même vu un disque de compilation rayé avec un compas sur une partie seulement, pour éviter que des programmateurs étourdis ne diffusent le morceau censuré. J’ignore le titre censuré. J’ai seulement retenu l’aberration de l’acte : rayer un disque !

J’ignorais à quel point le système était pourri. Mais ça, on ne peut pas le savoir. Forcément. Personne ne le disait. Et ceux qui voulaient dire étaient bannis. Très jeune, on me conseilla vivement de ne jamais raconter de blagues sur le président. Mais l’interdiction relevait, pour moi, de la politesse qu’il fallait manifester à l’égard d’un chef d’État, pas de la terreur d’un État policier qui enserrait la société.

En 1988, je ne connaissais pas la censure, du moins sa manifestation concrète dans un média, hormis celle que décrivaient les livres, bien sûr. De l’humiliation des hommes, broyés par la suprématie d’un parti ou d’un pouvoir tyranniques, je connaissais celle que racontaient Le Zéro et l’Infini de Koestler et les terrifiants procès de Moscou. Je connaissais 1984 de George Orwell et d’autres classiques encore dans le même registre, restituant l’ignominie de la dictature. Mais ce n’étaient là que des classiques qui s’inscrivaient dans l’ordre fantasmé de la lecture et des temps à tout jamais révolus ; des classiques de la littérature qui, soit dit en passant, encore une incohérence, étaient souvent disponibles dans les quelques librairies d’Alger.

Koestler et Orwell n’avaient finalement rien inventé. Ils racontaient, dans leur génie infini, l’histoire de mon pays, même s’il n’était pas mentionné en tant que tel. Un pays où les pires procès politiques se tenaient à huis clos, un pays où des hommes sont torturés de la manière la plus ignoble, un pays où il existe une police politique épiant l’intelligence, la subversion culturelle et la dissidence dans les moindres petits espaces de la vie, un pays où la presse est sous contrôle permanent de la censure du parti. Je vivais à l’intérieur du Zéro et l’Infini. J’étais le zéro et l’infini.

J’étais comme un extraterrestre qui progressivement découvre que le monde dans lequel il vivait jusqu’à ce jour était artificiel. C’était celui que sa famille avait construit autour de lui, comme un monde virtuel, une serre pour le protéger d’une réalité sordide qui n’était pas de son âge, selon une estimation approximative des adultes. Mais peut-être que les adultes avaient peur, eux aussi, de parler de ces choses-là, même en présence de leurs enfants. Peut-être particulièrement en présence de leurs enfants. Un enfant, c’est connu, est très, trop, bavard.

À dix-sept ans, on est trop jeune pour mourir, mais suffisamment vieux pour ne pas ignorer ces choses-là. Passionné de littérature, de cinéma et de musique, je ne fus peut-être pas d’une précocité avérée en ce qui concerne les questions politiques. Mais mon initiation fut assez brutale tout de même.

Je découvre tout en même temps : les chars, la torture, l’état de siège, l’état d’urgence, le couvre-feu, les armes, la répression, les cadavres, les gaz lacrymogènes et l‘arbitraire. Je découvre, avec une certaine appréhension, une nouvelle terminologie de guerre avec laquelle il fallait s’initier. Je découvre une dictature décadente qui s’apprêtait à simuler des adieux durant les mois suivant les émeutes d’octobre et l’interlude d’une parodie de démocratie qui allait disparaître à peine après avoir fait son apparition. Car le plus dur restait à venir. La monstruosité des dégâts d’octobre, comparés aux dégâts qui nous guettaient, était d’une extrême insignifiance, si j’ose dire avec une totale impudeur.

On croyait que l’avenir nous appartenait, que nous étions, dans nos ambitions démesurées, nos prétentions gigantesques et nos bravades insensées, les « champions du monde ». Des champions qui se feront disqualifier dès les premières compétitions électorales. Et là, trop tard ! On était déjà dans la gueule du loup et les loups étaient partout, déguisés tantôt en treillis militaires et tantôt en gandouras islamistes.

La mort de la presse algérienne

L’« aventure intellectuelle » – c’est ainsi que fut qualifiée la naissance de la presse plurielle – n’en était pas une. La récréation a duré deux ans, le temps qu’un putsch militaire renverse le gouvernement réformateur de Mouloud Hamrouche et démissionne le président Chadli Bendjedid, avant d’annuler le processus électoral, en janvier 1992.

L’Algérie est sûrement le seul pays au monde qui pensait pouvoir passer de la dictature à la démocratie avec les mêmes acteurs, qui ne se sont même pas donné la peine de changer de costumes. Ceux qui avaient fait la dictature militaire se sont subitement mis à parler des « valeurs démocratiques et républicaines ». Et ceux qui avaient fait la gloire de la presse unique, sur le modèle de la Pravda soviétique, tentaient, comme dans un tour de magie, de faire des journaux libres, sans examen de conscience.

Était-il possible de construire une démocratie avec des putschistes ? Était-il pensable de faire une presse réellement libre quand tous les patrons de cette nouvelle presse étaient d’anciens ténors de la presse du parti unique ? La presse libre a eu une vie fugace, comme celle des papillons. Et une mort atroce, comme celle de ses journalistes.

Nous sommes sûrement coupables, comparables, dans notre négligence, à des parents qui auraient trouvé dérisoire de soumettre leurs enfants aux examens nécessaires pour dépister, dès les premières semaines de leur naissance, d’éventuelles pathologies. Et les pathologies étaient là, aussi évidentes qu’un éléphant blanc dans une salle de bains ; aussi graves qu’une malformation congénitale. Certes, aujourd’hui, le recul nous permet de mieux les apercevoir. Mais à l’époque, dans la ferveur qui a tant caractérisé cette naissance, il était difficile d’émettre des réserves sans passer pour un trouble-fête. La voix des plus lucides d’entre nous ne portait peut-être pas suffisamment dans le brouhaha de l’extase démocratique. Il y avait aussi une telle soif de parole que même la plus clairvoyante des prophéties était sous-estimée.

La presse était la terre promise de toutes nos espérances. Elle eut la mort prématurée d’une star soumise à des pressions devenues ingérables, des contraintes insupportables et des exigences démesurées. Aujourd’hui, de cette presse algérienne disparue, il reste des cadavres embaumés ou en putréfaction avancée (pour certains titres) que les buralistes entassent, vaillamment, chaque matin, après avoir déficelé les paquets, sur un tas d’autres paquets de cadavres.

De cette presse, il reste son fantôme, déguisé en journaux multiples qui, malgré leur nombre, se distinguent par un monolithisme prodigieux, sauf pour quelques rares journalistes. Un dernier carré de résistants, des Don Quichotte qui n’ont pas le bonheur de lutter contre des moulins à vent, mais contre des journaux-citadelles dissimulant derrière leurs barricades de terrifiantes machines à fabriquer des certitudes. Quelques journalistes-grains de sable qui enrayent la machine, qui nous permettent encore de ne pas totalement désespérer de ce métier et de ce pays.

La presse algérienne n’existe certainement plus. Il reste des journalistes seulement. Ce qui est différent. Des journalistes font des articles, pas une presse. Parce que la presse, c’est d’abord une idée. Et la mort de la presse évoquée ici est celle d’une certaine idée de la presse, telle que fantasmée par des journalistes professionnels qui, au départ, ne rêvaient que d’une chose : se libérer des tutelles et des sombres officines du parti unique pour, enfin, fabriquer des journaux librement, loin de toute influence.

Nous ne parlons pas de la presse en tant que variétés de quotidiens et de périodiques. Celle-là, elle existe. Elle existera, et fera pendant longtemps encore, malgré les vicissitudes du temps, le bonheur des kiosques, mais pas forcément celui de la démocratie. D’où le malentendu originel. Nous créons l’illusion d’une pluralité de pensée par le nombre de titres existants et non par la pluralité des opinions. Les journaux qui n’étaient pas conformes aux préceptes de la « normalisation » politique ont été purement et simplement liquidés.

Le temps de la décadence et des mensonges

Mais, de cette presse disparue, subsiste toujours le souvenir de cette idée généreuse. Une idée qui a mal tourné en nourrissant au fil des ans un aréopage de « tueurs à gages » qui ont délaissé leur métier d’informer pour se spécialiser dans la propagande. Un aréopage qui a troqué les idées contre les idéologies. L’avenir contre l’instant. Les émotions contre la réflexion. Les valeurs de l’humanité contre les intérêts des puissants qu’on a bien voulu assimiler, dans une tragique confusion, à ceux de la société. Enfin, une presse qui a bradé sa liberté contre l’inféodation et une certaine forme de sécurité.

De cette presse, généreuse, reste une ombre pour hanter nos mémoires et nos obscures désillusions. Et ceci n’est pas son oraison funèbre. C’est seulement un examen de conscience que je livre à tous ceux dont la bonne foi n’est pas tout à fait absorbée par la complaisance. Une parole amère de ce qui aurait pu être une belle aventure de l’esprit.
Et vint le temps de la décadence absolue. J’ai vu des journalistes diffuser de faux communiqués – élaborés par les bons soins de leurs amis officiers des services de renseignements –, attribués le lendemain en gros caractères directement aux islamistes du GIA, alors qu’ils savaient que c’étaient de faux communiqués. « C’est le combat contre les islamistes qu’il faut coûte que coûte mener », répondaient dédaigneusement, pour se justifier, les responsables de ces actes impardonnables.

« Combat ». Le vilain mot est lancé. Combattre l’intégrisme, certes, mais pourquoi épouser les pratiques et les procédés des services de sécurité ?

Ce jour-là, c’était en 1997, j’ai su que beaucoup de communiqués étaient faux et que les journalistes qui travaillaient sur le « sécuritaire » le savaient et qu’ils participaient de leur propre gré à la grande manipulation médiatique. Plus tard, j’apprendrai que certains d’entre eux, les plus zélés, connus dans la corporation comme les loups blancs, ne se contentaient pas seulement de publier des faux, mais qu’ils ont parfois contribué eux-mêmes à leur écriture.

Me Ali Yahia Abdennour, président de la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme, exprime ce que la presse « républicaine » n’a pas su exprimer en treize ans : « Ne pas condamner les assassinats des civils par les groupes armés islamistes serait criminel. Mais ne pas dénoncer et condamner les enlèvements suivis de disparitions de civils serait intolérable, et l’intolérable ne peut être toléré… »

J’ai continué, pour ma part, à travailler dans ces journaux pendant quelques années encore, avant de jeter l’éponge définitivement. Pour me donner bonne conscience, je me suis souvent dit : « Je suis loin de ces manigances et de ces méthodes ignobles qui n’honorent pas la presse. Moi, je fais mon travail. Peu importe le reste, tant que j’écris ce que personne ne me dicte, tant que je me trompe sans l’aide de personne, tant que j’ai la possibilité d’avoir raison sans l’influence de tous, je reste. Je suis loin de la mascarade. »
Mais je n’étais pas loin de la mascarade, j’étais en plein dedans ; j’y ai participé, d’une manière ou d’une autre. Écrire dans un journal qui publie de faux communiqués du GIA en connaissance de cause, c’est aussi, quelque part, être parti prenante de la dérive.
Il n’est pas important de connaître les noms de ces scribouillards, du moins je ne serai pas celui qui les dénoncera. Ma démarche ne repose pas sur la délation, parce que ce sont les pratiques honteuses qu’il faut connaître et stopper, pas le nom de ces journalistes, suffisants et grossiers.

Cette presse, qui a eu pourtant des moments de gloire et ses lettres de noblesse, a perdu de son crédit au fil des ans, même si ses ventes ont conservé une certaine stabilité. Beaucoup d’Algériens, en évoquant les journaux (ou les médias en règle générale), ne parlent jamais de la censure qu’ils peuvent éventuellement subir, mais des mensonges qu’ils propagent. Le distinguo est intelligemment entretenu par le bon sens populaire. La censure est une abomination qu’on subit sous une contrainte quelconque. Le mensonge est une préméditation que l’on commet en connaissance de cause. Un acte intentionnel. Réfléchi. Militant. Le mensonge est certainement une des formes les plus abouties de la militance.

Maintenant que j’ai connu les médias de l’intérieur, je peux dire qu’ils étaient, ces treize dernières années, plus souvent proches du mensonge que de la censure. Une partie des journalistes a réellement subi la censure, cette flétrissure, mais une majorité a contribué à fabriquer le mensonge et à l’entretenir durant de longues années, avec zèle et abnégation. Et ça continue. Dans l’imaginaire collectif, les médias sont d’ailleurs perçus – même si c’est parfois injuste – comme un appendice du pouvoir conçu pour donner de l’allure aux tromperies d’État.

À une jeune photographe, un rédacteur en chef demandait en 2003 qu’elle surprenne le président Bouteflika dans ses agitations de mains pour pouvoir exhiber un salut nazi en photo de couverture. Pourquoi tant de mépris ? Bouteflika exprime suffisamment d’idées politiques contestables pour qu’on puisse l’attaquer politiquement sans ces procédés mafieux, sans s’attaquer à sa famille, à ses mœurs ou à ses fantaisies. À cette même jeune photographe, le même rédacteur en chef réclamait qu’elle prenne des photos du candidat à l’élection présidentielle Ali Benflis (favori de la presse manipulée par l’intoxication de la SM) en contre-plongée, pour signifier l’idée de la grandeur et de l’avenir. Ignoble et mesquine propagande…

Le mythe de la « presse la plus libre »

En évoquant ces tristes souvenirs, je n’ai aucune visée belliciste. Ceux qui n’y verront qu’un prologue à la polémique n’auront rien vu. Ceux qui n’y entreverront qu’un témoignage à charge n’auront rien compris. Ceux qui y reconnaîtront les pièces d’un réquisitoire n’auront rien saisi.

C’est tout jute une invitation – loin des propos insultants, des convictions inébranlables et des dogmes infaillibles – à la réflexion. Un temps d’arrêt pour prendre ses distances avec le propos courant et les clichés flatteurs. C’est un drapeau blanc pour voir dans le rétroviseur d’une guerre qui a ébranlé nos repères. Un cessez-le-feu dans nos certitudes.
Le temps du mythe de la presse victime de la « barbarie intégriste » est fini. Le roi est nu. Le poncif destructeur de la « presse la plus libre du monde arabe », sur lequel les médias algériens ont longtemps surfé, est tombé dans une obsolescence absolue, à force de le répéter telle une ritournelle enrayée. Cet absurde cliché a été entretenu avec une complaisance certaine par la presse occidentale, française particulièrement, qui sur un ton paternaliste, presque hautain, parfois méprisant, distribuait des satisfecit à une presse indigène.

Que signifie être la presse la plus libre du monde arabe ? Rien. Le monde arabe, qui ne s’est jamais singularisé par une quelconque pratique de la liberté de la presse, ne permet aucune comparaison. On ne se compare généralement pas au néant. La presse algérienne « libre » est une fumisterie supplémentaire qui, tout en amusant des éditorialistes parisiens en vogue, encourage les despotes dans leur sale besogne (parce qu’ils manipulent ce slogan en leur faveur) et maintient la presse arabe dans une médiocrité qui interdit toute émergence d’une vraie culture démocratique. Mais l’Occident, de manière globale, n’est pas séduit par l’idée d’une démocratie au Maghreb ni dans les autres pays arabes ; ce qui l’intéresse, c’est la liberté du business, pas de la presse.

C’est pour cela qu’il est urgent, après treize ans de guerre, de se poser derrière les tranchées et de méditer son expérience. Ses doutes. Ses erreurs. Ses errements. Il est nécessaire de jeter un regard froid sur son propre parcours, loin d’être exemplaire, pour beaucoup d’entre nous. Il est essentiel que chacun dise sa vérité en se rappelant ses mensonges.

Abed Charef, brillant journaliste et essayiste(1), a totalement raison de dire, en parlant de la presse, qu’elle doit saisir toutes les occasions qui se présentent à elle pour « se poser de nouvelles questions, engager un vrai débat, sur son rôle dans la conjoncture actuelle, et opérer une décantation devenue impérative, pour mettre fin à l’opacité et à la confusion qui l’entourent. Ce débat constitue lui-même un grand enjeu politique et moral, aussi bien pour la presse que pour le pays. Il est devenu inévitable. Incontournable ».

La presse a tenté, par sa paresse et sa complaisance manifeste, de tuer ce qui fait que l’homme est homme : son intelligence. La presse « démocratique » a sommé les Algériens et le reste du monde de ne plus se poser de questions. Et ceux qui se posaient des questions embarrassantes étaient crucifiés en haut de ses éditos, comme de vulgaires traîtres à la cause républicaine. Les militaires sont-ils impliqués dans certaines tueries de civils ? Qui sont les commanditaires de certains meurtres politiques ? Peut-on exiger la vérité sur les assassinats ? La presse ne voulait plus se poser de questions et le plus souvent elle empêchait, dans un ignoble abus de pouvoir, les autres de se les poser pour connaître la vérité ou les vérités.
J’aime la sagesse des griots africains, qui prévoient trois vérités : il y a ta vérité, il y a ma vérité et il y a la vérité, disent-ils. Pour la presse algérienne, il n’y a qu’une seule vérité, c’est la sienne. Ou plutôt, celle de ses sponsors. La presse ne s’est pas trompée d’analyse, elle a été le bras « armé » d’un mensonge d’État.

L’armée américaine a commis les pires atrocités (dénoncées à juste titre par la presse algérienne) sur des populations civiles et continue à le faire aujourd’hui en Irak. L’armée française en a commis, elle aussi. Les services secrets des pays où la démocratie n’est pas seulement une vue de l’esprit ont parfois usé des plus sales méthodes. Et pourquoi l’armée algérienne, putschiste et despotique, serait-elle, elle, exempte de ces pratiques ? Pourquoi serait-ce une trahison que d’exiger la vérité ?

Hocine Zehouane, courageux avocat des droits de l’homme, ancien prisonnier politique sous Boumediene, a confessé qu’il ne lisait plus cette presse : « Ma conviction est devenue inébranlable lorsque j’ai eu l’impression sordide qu’elle faisait corps à l’unisson dans les campagnes de massacres de populations civiles (2). » Hocine Aït-Ahmed, un des plus anciens opposants au régime militaire, l’a comparée quant à lui à Radio Mille Collines, cette radio rwandaise qui appelait ouvertement au génocide.

Qui peut prétendre avoir médité ces propos dans la sérénité nécessaire, loin des émotions intempestives, des sentiments cocardiers et de la vanité corporatiste, comme se doit de le faire chaque journaliste confronté, dans ses doutes et ses interrogations, à la dureté sentencieuse de ces assertions ? Bien entendu, encore une fois, nous sommes passés à côté d’une interrogation essentielle : pourquoi, nom de Dieu, Aït-Ahmed et Zehouane, deux militants acharnés des droits de l’homme, défenseurs convaincus des libertés démocratiques, vieux routards mesurés de la politique, en sont-ils arrivés à ces conclusions terrifiantes sur une profession de plus en plus inscrite en porte à faux avec ses principes élémentaires ? Où avons-nous failli ? Comment nous sommes-nous laissés emporter par les eaux de la déchéance ? Comment sommes-nous arrivés à susciter des réflexions aussi dures ? C’est de cela qu’il s’agit aussi. De tenter une explication de ce long processus de dislocation, à travers quinze ans de presse qui fut pendant très longtemps présentée comme l’« acquis démocratique » le plus sérieux.

Je n’ai pas de comptes à régler avec la presse, malgré mon amertume. J’ai entamé ma propre autocritique il y a plusieurs années, du temps où j’exerçais encore le métier de journaliste à plein temps. J’ai fait mes mea culpa. J’ai admis mes erreurs politiques, mes stupidités infantiles. Mes égarements et mes provocations futiles, aussi, en essayant d’aller à l’essentiel des interrogations. Beaucoup de mes confrères ne m’ont jamais pardonné cette remise en question. Car cette attitude est dangereuse, elle dérange les certitudes de la collectivité. Du groupe. Pour beaucoup, ce fut une « trahison ». « Varoum ! », dirait Ameyar, un brillant journaliste qui a mis fin à ses jours d’une balle dans la tête. De quelle trahison pouvait-il s’agir ? La trahison, telle qu’elle m’est reprochée, renvoie à l’idée de pacte. De clan. De secte. Moi je voulais seulement écrire. M’interroger. Comprendre.

J’étais devenu un « apostat ». Un intouchable. Au diable les sectes. Les clans. Les pactes. « J’aime les hommes qui sont ce qu’ils peuvent », dit la chanson. Et je fus ce que j’ai pu.
Il n’y a pas de trahison possible. La pensée n’est pas un piquet de grève que l’on plante devant la réalité en attendant qu’elle change pour ressembler enfin à nos mots d’ordre fantasmés. La pensée est une remise en question permanente. Penser, c’est trahir ses certitudes à chaque instant. Je suis un traître, parce que je ne veux pas être un piquet de grève muet et arrogant.

L’atroce bégaiement de l’histoire

Finalement, pourquoi ce livre ?
J’ai relu attentivement les textes de ce recueil avant de les trier et de me décider à les publier à nouveau – sans rectifier les impuretés de style et parfois quelques imperfections grammaticales, dues le plus souvent aux contraintes de fabrication d’un quotidien et aux inconvénients d’une écriture d’urgence (3). Je les ai réunis en quatre grands thèmes – en conservant au sein de chacun d’eux l’ordre chronologique –, introduits à chaque fois par une ouverture inédite pour tenter de resituer les enjeux.

Les relire à quelques années de distance m’a permis de constater que ces textes publiés entre 1999 et 2002, étrangement, restent pour une bonne partie d’entre eux d’une brûlante actualité. Et que cette écriture, dans ses digressions, semblait tenir par la main la tragédie : comme un camarade de mine de charbon, elle l’accompagnait dans sa descente vers les abîmes.

Ces chroniques n’ont hélas pas vieilli. Ce n’est pas tant leur qualité littéraire qui les maintient sans rides, c’est cet atroce bégaiement de l’histoire, ce hoquet malheureux qui fait des croche-pieds au destin d’une société qu’il met à terre à chaque fois qu’elle tente d’avancer. La « fraîcheur » de ces chroniques n’est pas due à la lucidité de l’analyse, mais au désastre d’un drame qui se mord la queue sans arrêt. Depuis des années, la tragédie algérienne s’est figée. Comme les vieux grabataires, elle se répète, produisant inlassablement les mêmes quiproquos, les mêmes atteintes à la dignité humaine, les mêmes crimes d’État, la corruption, les émeutes, la répression, la révolte, le courage aussi, la fraude électorale (souvent), la démagogie et le mépris.

Ces chroniques ont toutes été écrites, au jour le jour, pour un quotidien national, Le Matin, aujourd’hui disparu (4). Un journal dont je ne partageais pas toutes les opinions et qui, en retour, m’a laissé exprimer celles qui ne correspondaient pas à sa ligne, jusqu’au jour où cela ne fut plus possible. On ne simule pas indéfiniment la démocratie. Mes divergences profondes avec ce journal finirent inévitablement par une rupture, en 2002, et une vingtaine de plaintes, toutes émanant du ministère de la Défense – plaintes qui ont déjà débouché, à ce jour, sur deux condamnations par contumace à la prison ferme, en attendant le reste des procès.

C’est l’évolution de ma propre pensée qui a fait que, régulièrement, je franchissais un peu plus les « lignes rouges » que le journal ne souhaitait pas forcément franchir et que les décideurs ne souhaitaient plus voir transgressées dans cette presse qu’ils avaient définitivement inféodée. Une presse qui s’est tellement embourbée dans la lutte des clans qu’il y a des moments où l’intensité des enjeux politiques fait qu’il est vital pour elle que les troupes resserrent les rangs pour hurler à la lune d’une seule voix. Je ne faisais pas partie des troupes et je ne voulais pas hurler à la lune. J’avais alors manifestement franchi les frontières du tolérable, les fameuses lignes rouges.

Paris, le 3 janvier 2005.

Notes1- Il est l’auteur de plusieurs ouvrages de référence, dont Algérie, le grand dérapage, L’Aube, La Tour d’Aigues, 1994.

2- Il est l’auteur de plusieurs ouvrages de référence, dont Algérie, le grand dérapage, L’Aube, La Tour d’Aigues, 1994.

3- J’ai aussi laissée inchangée l’indication en fait erronée de « la DRS » que j’utilisais pour désigner la nouvelle appellation de la police politique. La trop fameuse « Sécurité militaire » est en effet discrètement devenue, en septembre 1990, le « Département du renseignement et de la sécurité », mais tous les Algériens ont continué depuis à parler de « la SM », appellation consacrée depuis si longtemps ; et son féminin s’est naturellement reporté, pour la plupart des journalistes « informés », sur le nouvel acronyme. Ce qui n’a, au demeurant, absolument aucune importance face à la réalité de cette officine de terreur au cœur du pouvoir depuis 1962.

4- Le Matin a cessé de paraître en juillet 2004, victime de l’acharnement du pouvoir, après que son directeur de publication, Mohamed Benchicou, eut été incarcéré et condamné à deux ans de prison ferme sous un faux prétexte.

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