Habib Souaidia: Postface à l’édition espagnole de « la sale guerre »

Postface à l’édition espagnole de « la sale guerre »

 

Habib Souaidia, Paris, 23 octobre 2001

Après la parution de mon livre en France, le 8 février 2000, une polémique médiatique d’une violence incroyable s’est déclenchée dans mon pays, orchestrée par les services secrets algériens. Elle visait à décrédibiliser mon témoignage sur cette monarchie militaire qui a confisqué à son profit l’héritage colonial de l’Algérie. Et à dévaloriser ma dénonciation de la responsabilité des généraux et colonels à la tête des forces spéciales engagées dans la lutte antiterroriste – dont j’ai fait partie pendant trois années – dans la guerre effroyable qui ensanglante mon pays depuis 1992. Des dizaines d’articles ont été publiées dans la presse algérienne, mais aussi française, dans lesquels des journalistes et des intellectuels ont utilisé tous les moyens, y compris les plus bas, contre moi.

Le vent du boulet

Cette offensive n’est que la poursuite logique de la guerre médiatique et psychologique menée, depuis le commencement de la « lutte antisubversive », par le service d’action psychologique du DRS (l’ex-Sécurité militaire), dirigé pendant toutes ces années par le colonel Hadj Zoubir (il paraît qu’il a été limogé de son poste quelques mois après la parution de mon livre.). Comme je l’ai expliqué, ce service a réussi à recruter de nombreux journalistes et intellectuels algériens pour défendre un régime mafieux et totalitaire, manipuler l’information de façon à occulter la responsabilité des forces de sécurité dans les violences et la barbarie, et à l’attribuer uniquement aux terroristes islamistes. Telle était la stratégie suivie par les « décideurs » pour mener une guerre à huis clos contre tout un peuple.

Quand ils ont vu l’écho médiatique de La sale guerre, ils ont senti le vent du boulet. Et ils ont réagi comme à leur habitude : on m’a accusé d’être un « terroriste », un « ripoux », un « voleur » et même un « violeur ». Les services ont propagé les calomnies les plus fantaisistes, certaines franchement comiques, comme cet entrefilet du quotidien algérien Le Soir, que je ne résiste pas à citer intégralement : « L’auteur de La sale guerre, le livre qui tente de laver les islamistes de leurs crimes en imputant les massacres de citoyens aux forces de l’ordre, est, depuis deux jours, en Israël, apprend-on de sources informées. Officiellement, Souaïdia est à Tel-Aviv pour la promotion de son livre qui vient d’être édité en hébreu par Daniel Bensimo, un éditeur connu pour son engagement pur sioniste. Ce dernier s’est, d’ailleurs, montré très généreux envers Souaïdia qui a touché, en contrepartie des droits du livre, une somme de plus de 280 000 FF. Une somme pour le moins inhabituelle dans le domaine de l’édition, précise-t-on [1] . » Il s’agit là bien sûr d’une invention pure et simple : il n’a jamais été question que mon livre soit traduit en hébreu, et je ne suis évidemment jamais allé en Israël (il faut savoir qu’en Algérie, comme dans les autres pays arabes, un moyen très classique pour les régimes en place de déconsidérer leurs opposants est de les accuser d’être « complices de sionistes »).

Des relais du pouvoir ont affirmé que j’avais été « acheté avec de grosses sommes [2]  », ou que mon témoignage était « tronqué » et qu’il s’agissait de « visions simplistes et réductrices [3]  ». Le ministre de la Justice (ex-Premier ministre), Ahmed Ouyahia, a annoncé le 2 mars 2001 que je serai jugé pour ce livre, « une action qui participe d’une agression contre l’Algérie par certains milieux et dont les animateurs [qu’il n’a pas autrement désignés] sont connus de tous ». Dans la même veine grotesque, quinze jours après la sortie de mon livre, le Mouvement de la société pour la paix de Mahfoud Nahnah (l’un des partis « islamistes » qui soutiennent les généraux) a fait savoir que mon livre et celui de Nesroulah Yous sur le massacre de Bentalha [4] étaient l’émanation de « cercles français qui ouvrent pour une galaxie politique connue pour ses orientations et ses accointances avec les parties travaillant pour l’envenimement (sic) dans le pays » et visant à « faire le procès de l’institution militaire et des services de sécurité » ; et qu’il allait « procéder à l’installation d’un groupe de personnalités pour se constituer partie civile contre l’éditeur des deux livres et leurs auteurs [5]  ». Ce qui n’a évidemment jamais été fait.

Mais la réaction la plus significative est venue de l’homme le plus puissant de l’Algérie, le général de corps d’armée Mohamed Lamari. Dans un long « ordre du jour aux officiers, sous-officiers et djounoud » (soldats), en date du 26 février 2001 [6] , il a dénoncé une « campagne médiatique délirante » visant à « remettre d’actualité le mythe du « Qui tue qui ? » ». Lamari a rappelé aussi ma condamnation à une peine de prison, pour me déconsidérer. Mais quel crédit peut-on accorder à ces commentaires, venant du représentant d’un pouvoir qui transforme les mensonges en vérité, qui interdit toute enquête, même nationale ? Dans quel pays se disant « démocratique » des massacres, parfois de centaines de pauvres gens, peuvent avoir lieu sans que personne, au sein de l’autorité publique, n’éprouve le besoin de diligenter une enquête ?

J’ai toujours dit que je suis prêt à témoigner en Algérie, du moins si une enquête sérieuse a lieu. Je me considère comme complice des atrocités que j’ai vues. Je n’ai pas empêché qu’on massacre des gens. S’il y a une justice sur cette terre, je suis prêt à payer. Pourquoi mentirai-je ? On a fait le sale boulot et je suis prêt à le dire pour que justice soit faite. Mais je sais aussi que, tant que ces généraux sont au pouvoir, la justice algérienne est à leur botte et que nos magistrats n’ont aucune possibilité de faire mener des enquêtes et de prononcer des jugements vraiment impartiaux. C’est pourquoi je demande, avec beaucoup de mes compatriotes, une enquête internationale.

Des erreurs qui n’en sont pas

Je ne dis pas que tous ceux qui ont mis en cause mon témoignage sont manipulés ou recrutés par le service d’action psychologique du DRS. Certains l’ont fait sans doute par conviction. Mais je dois constater que, au-delà des convictions et des insultes, les dizaines de faits précis que je rapporte dans mon livre n’ont fait l’objet que de très rares contestations. L’une d’elle est venue d’un journaliste anglo-algérien, Francis Ghilès, lequel prétend avoir relevé « deux erreurs qui créent la suspicion », dont il affirme pouvoir « témoigner » [7] .

Celui-ci conteste d’abord que le général Ali Boutighane (dont je dis, page 127, qu’il était partisan d’une réconciliation avec les islamistes [8] ) ait pu être assassiné, en 1995, parce qu’il ne bénéficiait pas d’une protection rapprochée : selon lui, le général Boutighane « a toujours refusé toute protection, estimant que le risque zéro n’existe pas ». Mais il n’y a là aucune « erreur » de ma part : le jour ou une enquête véritablement impartiale sera menée sur cette affaire, j’indiquerai qui sont les responsables de son assassinat et les témoins absolument fiables dont je tiens que le général Boutighane s’était vu refuser, quelques jours avant son assassinat une protection armée (et pourquoi la cause immédiate de sa mort a sans doute été l’enquête qu’il menait sur une grave affaire de corruption impliquant de hauts responsables du commandement des forces navales).

La seconde « erreur » concernerait la fameuse affaire dite « de l’Amirauté », en février 1992, lors de laquelle un commando islamiste attaqua le commandement des forces navales (CFN) à Alger, tuant quatre militaires. J’ai expliqué (p. 57) qu’il s’agissait d’une « provocation particulièrement tordue » de la Sécurité militaire, qui avait été baptisée « Opération pastèque » par le général Mohamed Lamari. Pour M. Gilhés, « la vérité est autre ». D’abord, dit-il, parce que l’attaque visait la base navale d’Alger et non le siège du CFN, distant de 800 mètres (« il est étonnant qu’un officier affecté à des rondes régulières au centre d’Alger se trompe ainsi », affirme-t-il, sous-entendant que je parle de ce que je ne connais pas) ; mais j’ai expliqué que l’attaque visait « L’Amirauté », lieu qui regroupe, autour du siège du CFN, la base navale et d’autres bâtiments de la marine, très proches les uns des autres : il est donc parfaitement ridicule de voir là une contradiction. Ensuite, parce que, selon le même journaliste, l’élève-officier Djnouhat qui, avec plusieurs de ses camarades, avait été complice de l’attaque, n’a pas été arrêté en 1991 comme je le dis (avant d’être relâché, puis réincarcéré plus tard), mais en 1994 : je maintiens fermement tout ce que j’ai écris à ce sujet, qui m’a été rapporté en détail par Djnouhat lui même, que j’ai connu en prison (mais aussi par d’autres témoins et officiers chargés de cette affaire dont je n’ai pas parlé et que je pourrai faire connaître quand une véritable enquête sera menée).

J’ajoute que l’article de M. Ghilès comporte des détails et des informations (comme le prénom de Djnouhat) dont je ne fais pas état dans mon livre et qui, à ma connaissance, n’ont jamais été rendus public dans la presse algérienne : je me demande bien, neuf ans après les faits, quelles sont ses sources aujourd’hui. Et j’espère un jour avoir des réponses à mes questions sur beaucoup d’autres faits étranges de ce type survenus après la parution de mon livre.

Une autre « erreur » qui m’a été reprochée concerne le « massacre de Douar Ez-Zaatria ». J’ai raconté précisément (pages 89-90) comment mes supérieurs, une nuit de mars 1993, m’avaient ordonné d’escorter avec mes hommes un camion transportant une vingtaine d’éléments de mon régiment et du DRS, déguisés en combattants islamistes, jusqu’à un carrefour situé à quelques kilomètres de ce village, situé à une trentaine de kilomètres au sud-ouest d’Alger ; le camion avait ensuite, seul, poursuivi sa route dans sa direction. De retour à la caserne, j’ai compris, par l’un des membres du commando, qu’ils venaient de commettre un massacre, dont j’avais donc été, involontairement, le complice.

Après la parution du livre, des journalistes français et algériens sont allés enquêter à Douar Ez-Zaatria et ont affirmé qu’ils n’y avaient trouvé aucun témoin d’une telle tuerie [9] . Je ne peux évidemment rien dire du sérieux de ces « enquêtes ». Mais ce que j’ai vu de mes yeux – ce commando de la mort de militaires se faisant passer pour des islamistes -, je le maintiens absolument. Et j’affirme qu’ils ont massacré des civils dans les environs de Douar Ez-Zaatria, sinon dans le village lui-même. J’ai toujours demandé une enquête nationale ou internationale, menée dans le respect des règles du droit, pour prouver la véracité de mon témoignage. Sans des enquêtes impartiales sur ces faits comme sur beaucoup d’autres, que beaucoup d’Algériens et d’Européens attendent, les massacres continueront à frapper la population civile et la vérité restera à jamais enterrée.

Les mensonges du DRS

Une autre contestation précise qui m’a été opposée est, de façon évidente, une manipulation grossière du DRS, qui a montré que ce service est vraiment prêt a tout. Elle concerne l’« affaire de la Renault-Express » : j’ai raconté (pages 151-152) comment, en mai 1995, j’ai arrêté lors d’un barrage, près de Lakhdaria, le conducteur d’un véhicule de ce type, qui y avait caché une importante somme d’argent. Et comment le général Chibane, commandant de notre secteur opérationnel, m’a demandé de lui remettre le véhicule, l’argent et le suspect. J’apprendrai plus tard que ce dernier avait été retrouvé égorgé, que l’argent avait disparu et que la Renault-Express était devenue un véhicule de service. Mais, le 28 février 2001, un homme a tenu « spontanément » à témoigner lors d’une conférence de presse à Alger que c’était lui l’« homme de la Renault-Express », que j’avais donc menti et qu’il allait « m’attaquer en justice [10]  » (ce qu’il n’a bien sûr jamais fait).

J’ai pu voir son visage à la télévision : ce n’est pas lui que j’avais arrêté. Et je pourrai, le moment venu, en apporter la preuve. En effet, dans mon livre, je n’ai pas donné, volontairement, tous les détails de cette affaire et de son contexte : j’ai voulu réserver certaines informations pour une éventuelle commission d’enquête impartiale. Je peux seulement dire ici que l’homme de la Renault-Express était très probablement l’un de ces « terroristes non recherchés » (sur lesquels nous n’avions pas de fiches) qui se déplaçaient souvent avec d’importantes sommes d’argent ; on les surnommait les « trésoriers de la cause ». à plusieurs reprises, nous avons arrêté de tels hommes, toujours en possession de sommes importantes ; à chaque fois, l’homme était exécuté et l’argent était distribué entre les chefs. Là encore, je pourrais apporter les preuves de ce que j’avance.

Le DRS aurait-il la faculté de ressusciter les morts ? J’attends en tout cas que l’on me présente Mohamed Moutadjer, les frères Boussoufa, les frères Bairi et bien d’autres (dont beaucoup de « disparus »), dont j’ai raconté comment, en 1994, ils avaient été assassinés par des officiers de mon régiment, toujours sur ordre des généraux. À moins que l’on ne prétende que c’est moi qui les aurais tués. Dans ce cas, je suis prêt à comparaître, que ce soit devant une juridiction algérienne vraiment indépendante (cela n’existe pas aujourd’hui) ou devant un tribunal pénal international : je donnerai tous les noms des officiers de la chaîne de commandement, du général Mohamed Lamari aux lieutenants assassins, qui ont permis ces crimes ; et j’apporterai les preuves de leurs responsabilités.

Le DRS a réussi à rassembler son armée à l’intérieur du pays comme à l’extérieur, en mobilisant notamment des « mercenaires de la plume » pour étouffer la vérité. Tel semble être le cas de l’officier-écrivain Yasmina Khadra, qui a prétendu démolir mon témoignage en affirmant que « durant huit années de guerre, [il] n’a jamais été témoin, ni de près ni de loin, ni soupçonné le moindre massacre de civils susceptible d’être perpétré par l’armée [11]  », et que tous l’ont été par les GIA (dont il se garde bien, évidemment, d’indiquer que beaucoup de ces groupes étaient manipulés, voire directement contrôlés, par le DRS).

Il est allé encore plus loin dans une interview donnée à l’hebdomadaire français Marianne, où il a dit de moi que j’étais un « individu à côté duquel Machiavel passerait pour un enfant de chour », déclarant par exemple : « Comment accepter que l’auteur attribue à la Sécurité militaire l’attentat du 1er novembre 1994 à Mostaganem. J’étais là, j’ai tout vu [12] . » Je ne sais par quel miracle l’officier-écrivain était là. Mais admettons qu’il était présent : en quoi le fait d’être témoin de l’horreur d’un attentat permet-il de savoir qui en est le responsable ?

J’ignore dans quelle unité a servi le commandant Mohamed Moulessehoul, alias Yasmina Khadra. Je sais en tout cas qu’il n’a jamais fait partie des forces spéciales et qu’il n’a jamais été le témoin des tortures, des exécutions et des tueries dont j’ai rendu compte : comment peut-il donc affirmer que les militaires ne sont responsables que de quelques « dérapages isolés » et faire semblant d’ignorer que les GIA sont largement manipulés par le DRS ? Pour moi, Yasmina Khadra fait partie de ces nombreux officiers « HTM » (haschicha taalba mehisha : une herbe qui ne demande qu’à pousser), comme on appelle en Algérie ceux qui préfèrent ne se poser aucune question.

Malheureusement, les officiers de notre armée connaissent bien les comportements scandaleux de nos supérieurs, mais la plupart d’entre eux n’osent pas protester. Beaucoup de ceux qui ont voulu le faire ont été limogés, emprisonnés ou assassinés par les services secrets ; les autres n’osent pas s’opposer à la volonté du pouvoir.

Manipultions en Kabylie

Le flot de calomnies et de mensonges déversé sur mon compte par le pouvoir algérien et ses relais médiatiques montre en tout cas que le clan des généraux qui le dirige a été profondément déstabilisé par mon livre : comme on dit, il n’y a que la vérité qui blesse. Et comme chaque fois qu’il est confronté à une crise grave, il a cherché à détourner l’attention de l’opinion nationale et internationale en provoquant par la manipulation de nouvelles violences.

Je suis convaincu que ce n’est pas un hasard si des provocations des forces de sécurité (de la gendarmerie dans ce cas) se sont multipliées en Kabylie dans les semaines qui ont suivi la parution de La sale guerre, au point de déclencher des émeutes qui ont été férocement réprimées, inaugurant une nouvelle spirale de violence qui durait encore plusieurs mois après. Quand on examine de près l’attitude des gendarmes lors de ces événements, il paraît évident que certains d’entre eux ont reçu des instructions précises pour que les émeutes dégénèrent : l’utilisation de « snipers » tirant dans la foule, alors qu’il était parfaitement possible de maintenir l’ordre sans tuer, en est une preuve. L’intervention attestée de « bérets rouges » (des parachutistes des forces spéciales), vêtus d’uniformes de gendarmes de façon à leur faire attribuer leurs propres exactions, relève de la même logique tordue de manipulation.

En faisant tout, ensuite, pour convaincre l’Occident que la révolte en Kabylie était uniquement fondée sur des revendications ethniques, voire séparatistes, les généraux ont repris en fait l’une de leurs vieilles recettes. Déjà, en 1980, alors que le régime traversait une grave crise de succession après le décès du président Houari Boumediene, des provocations policières furent à l’origine du « printemps berbère » : ulcérés, les Kabyles manifestèrent pour la reconnaissance de la culture berbère mais aussi pour la démocratie. Et le pouvoir réussit à discréditer le mouvement en convainquant le reste du pays que les contestataires avaient brûlé des drapeaux algériens, craché sur le Coran et réclamé leur rattachement a la France. Il s’agissait là de pures manipulations des services.

Vingt et un ans plus tard, ce genre de manipulation ne semble plus guère fonctionner, notamment grâce a ces jeunes manifestants, qui, chaque jour, ont insisté sur le caractère national de leurs revendications. On a même assisté à la naissance d’un très vaste mouvement de solidarité nationale avec les revendications légitimes d’une jeunesse écrasée par un pouvoir criminel, qui a fait la preuve que ce dernier n’a pas réussi à étouffer la révolte qu’il avait provoquée. La grande marche du 14 juin 2001 a ainsi rassemblé plus d’un million de personnes à Alger : elle a montré à quel point les jeunes Algériens sont déterminés à en finir avec un régime totalitaire qui tire à balles réelles sur des adolescents désarmés.

Ce que j’ai dénoncé dans La sale guerre vient de se répéter en Kabylie sous le regard d’une presse algérienne qui, cette fois, n’a pas hésité à dénoncer la violence de la répression. Ce sont pourtant les mêmes intellectuels et journalistes qui me traitaient hier de tous les noms, qui niaient farouchement que l’armée puisse massacrer des civils, et qui prétendent découvrir aujourd’hui que ce pouvoir ne recule devant rien pour assurer la sécurité de son empire, que ce soit face aux islamistes ou face aux Kabyles. Mais ce qu’ils n’ont pas osé dire, c’est que ce sont ces mêmes généraux, ou du moins certains d’entre eux, qui sont derrière cette nouvelle manipulation de la violence.

Alors qu’il suffit d’ouvrir les yeux pour le voir. Ainsi, une déclaration vraiment extraordinaire de l’un de ces « officiers supérieurs » (rapportée par l’hebdomadaire français Le Nouvel Observateur [13] ) à la veille du déclenchement des événements de Kabylie, prouve bien que le président Bouteflika n’est qu’un « roi sans trône ». Cet officier a en effet déclaré : « En cas de troubles sociaux avec débordements dans la rue, que le président ne compte pas sur nous pour les réprimer. Cette fois, nous resterons dans nos casernes. Qu’il se débrouille avec sa police. » Ce qui est à la fois la preuve que la hiérarchie militaire savait que de tels « troubles » allaient avoir lieu (elle a tout fait pour cela) et l’affirmation cynique que celui qui est sur le papier le chef suprême des forces armées n’a en réalité aucun pouvoir sur elles.

D’ailleurs, quel aveu d’impuissance de la part du président Bouteflika d’en être réduit, le 30 avril, à désigner une commission d’enquête « indépendante » pour déterminer les responsables des violences en Kabylie. Un aveu confirmé par le rapport de cette commission, rendu public le 7 juillet [14] , qui s’est borné à constater : « La réaction violente des populations a été provoquée par l’action non moins violente des gendarmes, laquelle, pendant plus de deux mois, a nourri et entretenu l’événement : tirs à balles réelles, saccages, pillages, provocations de toutes sortes, propos obscènes et passages à tabac. La commission n’a pas relevé de démenti. [.] Les ordres de la gendarmerie de ne pas utiliser les armes n’ont pas été exécutés, ce qui donne à penser :

– où que le commandement de la gendarmerie a perdu le contrôle de ses troupes,

– où que la gendarmerie a été parasitée par des forces externes à son propre corps, avec forcément des complicités internes, qui donnent des ordres contraires, et assez puissantes pour mettre en mouvement la gendarmerie avec une telle rudesse pendant plus de deux mois et sur une étendue aussi vaste. »

La commission a été bien incapable d’investiguer plus avant sur ces étranges « forces externes ».

La communauté internationale doit agir

Cela fait bientôt dix ans que la « sale guerre » a commencé en Algérie. Elle a fait plus de cent cinquante mille morts et des milliers de disparus. Des dizaines de milliers de personnes ont été torturées, violées, massacrées par les « groupes islamiques armés » (GIA) ou par les forces de sécurité. Des centaines de milliers d’orphelins, de mutilés, d’exilés, de déplacés sont abandonnés sans que l’État leur apporte l’aide psychologique ou matérielle nécessaire : une véritable catastrophe humanitaire et économique dans un pays pourtant suffisamment riche pour secourir une population qui ne demande que la paix, la liberté et la démocratie.

Face à un désastre d’une telle ampleur, la communauté internationale n’a réagi qu’à travers les organisations non gouvernementales, comme Amnesty International ou la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH). La crise des droits de l’homme s’est pourtant terriblement aggravée en Algérie au cours de ces années, qui ont connu la flambée de violence la plus longue et la plus intense. La population civile est entraînée chaque jour encore plus dans un conflit qui détruit les fondements mêmes de notre société. Il touche toutes les couches sociales, mais surtout les catégories les plus pauvres, qui comptent le plus grand nombre de victimes.

L’indifférence de la commission des droits de l’homme des Nations unies a soigneusement évité, année après année, d’évoquer sérieusement la situation algérienne. Le rapporteur spécial des Nations unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires n’a pu jusqu’à présent se rendre en Algérie, bien qu’ayant été invité officiellement en 1993. Le pouvoir continue à tergiverser sur le choix d’une date où il pourrait venir visiter le pays. L’Union européenne et le Parlement européen ont également eu tendance, ces dernières années, à éviter de parler du problème algérien, se contentant, à de rares exceptions près, de « condamner globalement la violence » dans des termes très généraux.

Le gouvernement algérien continue d’affirmer que la situation sécuritaire est « maîtrisée », alors que la politique de « concorde civile » des généraux – attribuée au président Abdelaziz Bouteflika -, est battue en brèche par l’escalade continue de la violence, imputée comme toujours aux islamistes : deux ans et demi après le début de la politique de « réconciliation nationale » mise en ouvre par le président Bouteflika dès son élection en avril 1999, on compte plus de dix mille morts. Et contrairement à ce qu’il avait promis, le pouvoir a amnistié des islamistes armés notoirement coupables de crimes de sang, de viols et d’attentats, contribuant ainsi à légitimer les violences les plus atroces.

Cela ne peut plus durer. Aujourd’hui, je ne peux rester les bras croisés en regardant mon pays souffrir et mourir chaque jour. Les souffrances inouïes que continue à subir la population algérienne me bouleversent. Avec La sale guerre, mon unique souhait a été de lever le voile sur la guerre secrète menée contre son peuple par un État mafieux, pour que les monstres qui dirigent l’Algérie soient bannis à jamais, car ils ne valent pas mieux que les terroristes islamistes qu’ils combattent tout en manipulant leur violence. Mais un livre à lui seul ne peut suffire. C’est pourquoi je continuerai à me battre, avec tous les authentiques défenseurs des droits de l’homme, pour que la communauté internationale se mobilise enfin sérieusement afin que les responsables des crimes contre l’humanité commis depuis dix ans en Algérie soient jugés et condamnés.

Paris, 23 octobre 2001



[1] Le Soir, 14 mai 2001.

[2] Rachid Boudjedra, Le Matin, 22 février 2001.

[3] Mohamed Ghoualmi (ambassadeur d’Algérie en France), Le Monde, 13 mars 2001.

[4] Nesroulah Yous, Qui a tué à Bentalha ?, La Découverte, Paris, 2000.

[5] Le Jeune Indépendant, 22 février 2001.

[6] Agence Algérie Presse Services, 26 février 2001 ; voir les commentaires de : El Moudjahid, 3 mars 2001 ; El Watan, 27 février et 4 mars 2001.

[7] Le Monde, 24 mars 2001.

[8] Le général Boutighane était l’un des plus jeunes généraux de l’Armée nationale et populaire, connu pour ses compétences militaires (la création des garde-côtes). Il a été écarté par le président Liamine Zéroual et remplacé par le général Ghodbane Chabane (l’un des amis intimes du président) à la tête du commandement des forces navales.

[9] Le Nouvel Observateur, 29 mars 2001 ; El Watan, 19 février 2001.

[10] Le Quotidien d’Oran, 1er mars 2001.

[11] Le Monde, 13 mars 2001. Cet article reprend en termes pratiquement identiques son interview dans El Watan, 17 février 2001.

[12] Marianne, 19-25 février 2001.

[13] Farid Aïchoune et René Backman, « Quels sont les rapports entre Bouteflika et les militaires ? », Le Nouvel Observateur, 10-16 mai 2001.

[14] Consultable à l’adresse <http://www.algeria-watch.de/farticle/revolte/issad_rapport.htm> .